vendredi 28 mai 2010

17 - Départs

 
 

Le premier homme ayant volé s’appelait, paraît-il, Otto Lilienthal. Ce fou merveilleux survola plus de deux mille fois le Brandenburg entre 1891 et 1896. Il se lançait du haut d’un promontoire artificiel, équipé d’une paire d’ailes faite de coton et de bois de saule : sur les photos il ressemble à un grand oiseau maladroit. On imagine avec émotion cet Allemand à la belle tête sévère qui galopait au flanc de la colline avec ses grandes voiles dans le dos, ridicule et superbe à la fois, courant derrière ses rêves d’air libre et d’apesanteur.

Un jour d’été, une rafale inattendue le précipita par terre un peu plus vite qu’il ne l’aurait voulu ; dans sa chute il se brisa l’échine. Sur son lit de mort, le lendemain, il aurait eu ces mots étonnants : « Des sacrifices doivent être faits ».

Depuis, tout est allé très vite. Alors que l’on s’était traîné par terre pendant 2000 ans, en un siècle à peine on a volé à voiles, puis à hélices, puis à réaction. Aujourd’hui on parcourt les 6000 kilomètres qui séparent Paris de Kinshasa en moins de huit heures, petit miracle quotidien qui n’étonne plus personne. On peut traverser la Méditerranée sans voir la mer et le Sahara sans connaître la soif ; on peut franchir la plus grande forêt de ce côté du monde sans voir même un seul arbre. On se téléporte. Et l’on croit voyager.

Il paraît que cette abolition des distances est encore un fait récent. Il n’y a pas si longtemps l’avion était très cher et les appels internationaux hors de prix. Quand on s’en allait, on s’en allait. Une collègue m’a raconté l’autre jour le départ de son père, quittant il y a quelques dizaines d’années le Japon pour l’Europe où il s’expatriait. Les familles étaient nombreuses à venir assister au départ. Elles apportaient sur le quai de longs rubans dont elles confiaient une extrémité au voyageur. Lorsque le bateau partait, les passagers étaient toujours reliés à leur terre, à leurs parents, par ce mince cordon qui se tendait, s’étirait, et puis cassait. Ils étaient, alors, vraiment partis.

A l’aéroport de Ndjili, on ne voit pas de ces images frappantes. Seulement des congolais, sapés de pied en cap, qui embrassent leur famille avant de passer les contrôles. Certains, peut-être, partent tenter leur chance dans l’Eldorado européen. Ils vont affronter la grisaille et le racisme dormant, les banlieues, la bouffe bizarre, le dépaysement. Et ils ne pourront rentrer que vainqueurs, car l’échec n’est pas admissible pour ces exilés : il les mettrait au ban de leur famille. Au Congo, avouer que tu es pauvre est la dernière chose que tu fais, quand vraiment tu n’as plus rien, quand tu ne peux même plus paraître. Tu peux crever la faim mais tu es rasé de près, et tes chaussures sont bien cirées.

Est-ce qu’il voyait tout ça, Otto Lilienthal, du haut de sa colline ? Les va et vient frénétiques des hommes sur la planète ? L’illusion d’un petit monde dont nous nous berçons à grand renforts de kérosène ? Les congolais en Pierre Cardin qui évitent les flaques d’eau devant l’entrée du terminal ? La magie d’être ici et là-bas, presque en même temps ?

Ceux qui rêvent de partir et qui ne partent jamais ?

2 commentaires:

  1. Salut vieille bique ! et bien nous aussi sommes repartis, ou revenus, ça dépend des points de vue... On a vu ta belle mais pas toi. C'est con, mais j'espère que la prochaine fois sera la bonne.

    Je te le redis encore, tes textes sont vraiment chouettes, on a l'air tout nuls en émettant des carillons un peu dissonants...

    Bises

    Manu

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  2. J'ai lu quelque part que le premier avion a parcouru une distance équivalente à la longueur d'un Boeing 747.
    Comme quoi...

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