lundi 29 novembre 2010

37 - Au Canadien















A côté du rond-point Huilerie, dans une ruelle non goudronnée aux trous aléatoires, il y a un immeuble de parpaings crus qu’on croirait encore en construction. Il abrite les quelques chambres d’un hôtel borgne et, tout en haut, le Canadien.

Ce Canadien-là n’a ni casquette à oreilles, ni chemise à carreaux et il est, sans doute possible, tout à fait congolais : c’est un bistro. Avec deux copains, on y vient régulièrement pour jouer au billard. C’est une vaste salle au sol en ciment, que de grandes ouvertures non vitrées ouvrent à tous les vents. Sur le côté de la pièce trônent trois tables chinoises perpétuellement entourées de joueurs et de buveurs.

Le rituel de l’arrivée est toujours le même. On monte les escaliers gris et glauques, dans un flot de plus en plus puissant de musique. On entre. On achète quelques pièces et une bière au comptoir. Puis on s’approche des tables. Sous l’ampoule nue placée directement au-dessus des billards et qui accentue les ombres sur les visages, les joueurs tournent dans un ballet bien réglé. J’aime beaucoup leur petit théâtre. Lorsque vient leur tour, ils jaugent d’un coup d’œil assuré la situation, le visage aussi inexpressif que s’ils jouaient au poker. On croirait presque qu’ils s’ennuient. Puis dans un geste coulé ils calent leur queue sur un pouce conquérant*, l’œil soudain intense et précis, indifférents aux nombreux regards qui pèsent sur eux. Et ils jouent. Le tapis bosselé s’anime dans une petite explosion de trajectoires multicolores. L’adversaire récompense un joli coup par une petite tape du plat de la main sur le rebord de la table.

Alors, si tu veux jouer, tu poses ta pièce sur le billard. Cela revient à lancer un défi au vainqueur de la partie en cours, et c’est un acte de virilité et de courage. Car lorsque c'est ton tour, tu te retrouves dans la lumière, seul contre un type qui, parfois, occupe la table depuis deux heures (Darwin appliqué aux troquets kinois : seuls les forts survivent). Tu frappes ta première bille et, penché au-dessus du billard, tu sens le poids des regards dans ton dos. Chaque coup que tu joues est observé de près, commenté sans complaisance. Une erreur déclenche un coup d’œil amusé, une deuxième quelques rires, une troisième des quolibets. Un soir que je me faisais battre à plates coutures par un des magnats du bistro, on m’a demandé si j’avais oublié mes yeux à la maison.

C’est dur. Les habitués regardent en rigolant le grand type blanc dont on dirait qu’il joue avec les pieds. Mais on discute un peu, et on se tape dans la main, on se dispute pour savoir qui a posé sa pièce en premier, on se félicite d’un coup réussi. On interagit autour d’un des seuls jeux qui soient aussi accessibles aux congolais qu’aux expatriés. C’est précieux dans un pays où les deux mondes se croisent si peu, séparés qu’ils sont par leurs préjugés et leurs modes de vie...

Cinq cent balles la partie, mille deux cent la Primus ; les mondes s’entrechoquent comme les billes sur la table. C’est la Rainbow Nation du tapis vert.

*Que celui qui n’a jamais pouffé bêtement à propos d'une queue de billard me jette la première pierre

vendredi 19 novembre 2010

36 - Ailleurs



















[Carte trouvée . Cliquer dessus pour la voir en grand]

J’aime bien cette carte. On y touche un peu du doigt l’échelle du monde.

Ce n’est pas comme si au quotidien il paraissait si grand, le monde. Le matin j’écoute l’Afrique sur RFI. Depuis mon bureau kinois, je travaille avec Paris. En rentrant je peux discuter avec un pote à Phnom Penh, jouer au go avec un inconnu brésilien, lire les nouvelles du Hindu. Comme ça, sans bouger. C’est comme si j’avais mille oreilles dans mille endroits.

Agréable illusion, mais illusion tout de même : je n'ai pas quitté le Congo depuis deux mois, et déjà tout ce qui n’est pas Kinshasa m’est un peu moins vrai, un peu moins dense. Je sais qu’il y a encore des endroits où il fait froid ; je sais qu’à 6000 km de cette table où je vous écris il y a Paris, ses bistrots non-fumeurs, ses clochards, son Grand Palais et son absence totale de flamboyants en fleur. Je sais qu’à l’autre bout d’Internet, il y a toi qui lis ces mots, et qui vois par ta fenêtre un dehors aussi réel que le mien. Je sais tout ça mais  c'est un peu abstrait. Peut-être que Kinshasa, ville-continent dont on sort peu, enlève à tout ce qui est ailleurs un peu de réalité - elle-même en a pourtant en excès. Après quelques mois, si l’on n’y prend pas garde, l’univers se réduit insensiblement à cette petite portion de planète bruyante et colorée. 

Je trouve qu’il y a là de quoi s’étonner. On croirait voyager pour agrandir son monde, mais on ne fait que le promener avec soi. Son échelle, l’expérience vraie de sa grandeur, nous échappent. C’est probablement mieux comme ça. On en mourrait d’insignifiance.

La nuit tombe. Les néons s’allument dans les bureaux. Les collègues partent un à un. On entend par la fenêtre se disputer quelques shégués. 

Ce soir, je suis partout mais je suis loin. 

vendredi 12 novembre 2010

35 - RFI



















Le matin en allant au boulot, on écoute RFI.

La voiture file sur l’avenue de la Justice, pilotée avec dextérité par un des chauffeurs de l’agence. Mon collègue A., un burkinabé interminable dont la tête dépasse du siège, est à sa droite et moi je suis derrière. Les grands mimosas et les flamboyants de l’avenue sont en fleur, ils explosent en jaune et rouge de chaque côté de la voiture et déposent sur le bitume de petits tapis colorés. Il fait frais, il fait bon, la lumière est claire sans être crue : le soleil, pour l’heure, réserve ses violences.

Tous les trois à l’unisson, nous écoutons des voix africaines lire les informations du jour. On voyage beaucoup. Le Sahara grignote le Burkina ; le Tout-Puissant Mazembe bat l’Espérance de Tunis par 5 à 0 ; Michel Houellebecq écoute Salif Keita ; les gesticulations de Nicolas téléscopent les élections guinéennes et les escrimeurs français les Jeux Panafricains. On apprend également qu'Omar Bongo possède en France 17 limousines. Il n’en est pas moins mort. Il est sans doute, comme disait Coluche, le plus riche du cimetière.

Depuis notre bulle ronronnante, nous nous laissons bercer par les soubresauts du continent. Oubliant un instant les nouvelles, je me rappelle l’Afrique, vue depuis le 20 heures de TF1. On n’y voyait que des kalachnikovs, des séropositifs et des enfants malnutris. Où étaient donc passés les autres ? Où étaient les mamans, les mineurs, les boulangers, les médecins, les entrepreneurs, les Haoussa, les Bambara, les Mongo, les fleuves, les sportifs, les forêts, les griots, les poètes et les vélos* ? N’est-ce pas la plus grande bêtise de la France post-colonialiste que d’ignorer sans discernement ces richesses ? De n’y plus voir que des guerres meurtrières, d’encombrants immigrés et des contrats miniers ? Cela me désole.

Peut-être il faudrait vendre à nos chaînes de télévision un reality show africain. Paris Hilton y mangerait des vers de palme dans une cahute sans électricité des bas-quartiers de Ouagadougou. La StarAc chanterait à l’église du réveil et Alain Bernard traverserait le Niger à la nage, poursuivi par des hippopotames. Il y aurait une course en sac dans les champs de mines du Mozambique. On lâcherait Jean-Luc Delarue dans un quartier à shégués de Kinshasa, entièrement nu à l’exception d’un slip en billets de 100 dollars. Le gagnant repartirait avec les limousines d’Omar Bongo. Ce serait formidable.

En attendant, j’écoute le chroniqueur Mamane fustiger sur le mode clownesque la gourmandise des présidents. Sur RFI, l’Afrique est immense et riche et compliquée, aussi vivante que toi et moi, aussi belle que le Morbihan à l’automne, aussi injuste que les expulsions des Roms. Ouais, papa : sur RFI, l’Afrique, en-tout-cas-vraiment, on l’entend bouger tous les matins.

*J’ai compris depuis : il étaient dans l’Afrique Enchantée.

vendredi 5 novembre 2010

34 - Elégances


 [Suite de la chronique brazzavilloise, commencée ]

Chez Maman Ro, c’est une maison ceinturée d’un petit jardin, qu’éclairent quelques lanternes sur des tables métalliques. Des bananiers, des manguiers, des safoutiers surveillent l’ensemble dans un silence recueilli.

Elle vient à notre rencontre devant son restaurant, ample, souriante, sobrement mais joliment habillée. Nous installe et nous apporte à boire, puis s’assoit à notre table avec le plus grand naturel du monde pour discuter du menu. Il n’y a pas de carte ; le plat du jour est le même tous les jours : salade de moringa – plante médicinale aux trente vitamines et trois cent vertus ; likou grillé en sauce blanche ; brochettes de bœuf ; bananes plantain.

La commande passée, elle part lancer le dîner, s’affaire une demi-heure, puis revient avec les plats. Il n’y a pas d’autres clients alors elle se rassoit. Elle évoque Kin et Brazza, le Congo, l’Europe, la guerre civile, les plantes et la modernité, s’interrompant de temps en temps pour vérifier qu’on mange bien tout. N’allez pas croire qu’elle s’impose, non : elle reçoit. Comme si elle n’avait attendu que nous. Avec un naturel, une bienveillance, une élégance simples que je n’avais jamais vus ailleurs.

A la fin du  dîner, elle nous raccompagne. Elle fait quelques pas avec nous dans la rue puis nous embrasse. On s’en va en pensant à la Jeanne de Brassens, qui lui ressemble.

Le reste du week-end est consacré à la chasse au sapeur.

Les sapeurs s’appellent comme ça parce qu’ils appartiennent à la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Pour ces congolais, kinois, brazzavillois ou exilés à Paris, se fringuer est un art de vivre et une philosophie. Aussi, sur le site d’un des représentants de la confrérie, peut-on lire ces mots sublimes : « Le sapeur est avant tout narcissique, boudeur, pompeux, idéaliste et sophiste ». On voit par là qu'il a aussi le sens de la formule.

A la recherche de ces fous merveilleux, de rencontre en rencontre, nous suivons comme dans un jeu de piste les lieux qu’ils fréquentent, avec un succès relatif : la belle saison des sapeurs, c’est le mois d’août, quand les parisiens redescendent au pays avec dans leurs bagages des kilos de costumes de marque et de pompes Cuir Véritable.

C’est finalement à la Main Bleue que nous croisons la route de quelques sapologues. Ils ont un costume impeccable, une chemise impeccable, des pompes de luxe, et une cravate coordonnée au petit mouchoir qui sort de leur poche ; petite explosion de couleur sur le classicisme de l’ensemble. On ne voit pas leurs chaussettes mais on sait qu’elles sont, elles aussi, à l’unisson. Ils se succèdent sous l’objectif d’un photographe, dressés comme des coqs de combat, une jambe fièrement projetée vers l’avant, une main qui remonte le pantalon pour mettre en valeur la basse croco. Puis ils dansent, avec classe, ostentation et modération : une danse qui se regarde danser.

Je les trouve profondément touchants. Ils promènent leurs costumes Pierre Cardin dans la touffeur des avenues comme s’il ne faisait même pas chaud, comme si les baraques décrépites étaient des hôtels particuliers et les gamins de la rue des photographes de mode. Ils marchent comme si la ville était à eux et la ville, en retour, les regarde. Sophistiqués, superbes et généreux, ils écrasent dédaigneusement la bouillasse et les préjugés sous la semelle de leurs Weston. Ce n’est pas un bras d’honneur au destin : c’est l’orner d’une cravate de soie, ce qui est à la fois plus difficile et plus beau.

Assis avec ma belle derrière une bière Ngok, je les regarde sans fin avec un amusement mêlé d’admiration. Je ne sais ni danser ni même marcher convenablement ; je ne maîtrise aucune des subtilités de la Trilogie des Couleurs ; ma fringue la plus originale est un boxer short gris. Soudain, dans mon bermuda poussiéreux, je me sens fruste, presque vulgaire. 

L’Afrique, décidément, a des élégances qu’on ne sait pas assez.