vendredi 12 août 2011

53 - Mais non, Dieu ne dort pas


Salut à tous,

Après quelques mois d'interruption, de péripéties diverses et de migrations compliquées, ce blog s'est déplacé de quelques kilomètres au Nord-Est (3000, à vol d'oiseau). Vous pouvez maintenant le trouver ici.

A tout de suite !

mardi 12 avril 2011

52
















Je me souviens d’un soir, il n’y a pas longtemps, au Tarmac des Auteurs.

Le Tarmac, ce sont quatre murs de parpaings nus dessinant un carré de terre, avec le ciel pour plafond. Au fond, un vieux container abritant un bureau. A l’avant, une scène. Entre les deux, quelques rangées de chaises en plastique blanc. 

Le spectacle vient de commencer. Sur la scène, deux percussionnistes en habit traditionnel. Ils sont formidables de vitesse, de précision, de nervosité contrôlée. Les yeux fous, les mains floues, ils projettent au visage du public une rythmique hallucinée.

Alors, entrent les danseurs.

Six hommes et femmes aux gabarits hétéroclites qui dansent dans un ensemble parfait, à la fois enfiévrés et maîtres d’eux-mêmes, puissants, gracieux et denses. Ils tournent, tapent, sautent, s'exclament ; ils mordent dans l'air du soir avec des mains comme des lames et des pieds comme des marteaux. Extraordinairement présents, directement accessibles, ils s'adressent au public sans passer par son cerveau : c’est l’évi-danse.

Alors, entre l’orage.

Il se fait annoncer, l’orage, petit à petit. Des éclairs silencieux puis des roulements discrets, comme l’écho d’une bataille qui se passerait au loin, créent une sorte d’attente, une tension supplémentaire. Des nuages lourds, roulant lentement leur brume anthracite par-dessus le ciel noir, éteignent les étoiles une par une au-dessus de nos têtes.  Le vent se lève, tourbillonne dans l’enceinte fermée. Et la pluie commence à fines gouttes, mais le public ne bouge pas, attaché qu’il est sur sa chaise par les corps en mouvement des danseurs.

Enfin, c’est le déluge.

Alors le spectacle s’arrête, les artistes mouillés de sueur et leur public trempé de pluie se mêlent en réfugiés sur la petite scène bétonnée, on se rencontre, les discussions poussent, les Primus surgissent d’un congélateur, les pieds pataugent dans la boue collante et les rires fusent dans la fraîcheur retrouvée.

On entend vaguement, par-dessus le vacarme de la pluie et des voix, la musique du bar d’en face. C’est, je crois, Tshala Muana.

Comme tu vas me manquer, Kinshasa.

mardi 5 avril 2011

51 - Un jour au stade
















[Photo du talentueux Benoît "Homework" Almeras]

Quand on est un blanc à Kinshasa, le Stade des Martyrs, c’est un peu comme Brazzaville : on passe devant, on le voit souvent, on n’y va jamais*. A moins d’avoir, parmi ses connaissances, un de ces précieux contacts qui facilitent parfois la vie dans la capitale congolaise…

L’immense arène de béton est posée comme une énorme verrue, au milieu d’un terrain vaguement entretenu, en plein milieu de la ville. Les martyrs de son nom sont trois hommes d’état de l’opposition pendus par Mobutu à l’emplacement actuel de la pelouse, une petite trentaine d’années avant sa construction. Gazon maudit ? Cela n’a pas tellement l’air d’inquiéter les supporters kinois, pourtant si superstitieux d’ordinaire :

C’est la magie du football.

Le match du jour oppose un club camerounais, le Cotton Club de Garoua, au V-Club de Kinshasa. L’affiche a attiré du monde : devant l’entrée du parking, une petite foule entoure notre voiture. Cela ressemble au port de Kinshasa. Des gens crient, se pressent contre la grille, courent brusquement en tous sens, se disputent violemment. D’autres se promènent là-dedans en vendant des trucs. Un peu plus loin sur le côté, des shégués escaladent les grilles qui ceinturent  le stade. Dès qu’ils posent le pied sur le gazon pelé de l’enceinte, ils se mettent à galoper comme s’ils avaient le feu au derrière, pourchassés par les flics de garde. A ce qu’il paraît, les gosses qui ont glissé à travers la grille un petit billet préalable se font courser moins vite :

C’est la magie du football.

On traverse cette foule un peu claustrophobique, puis les couloirs étroits du stade et leurs mille points de contrôle, et puis l’on passe une dernière porte et on entre dans la tribune. La sensation d’espace est brusque, déroutante. Loin, très loin en face de nous, de l’autre côté du stade, les supporters du V-Club forment une mer de pixels bariolés, mouvante, chantante. C’est beau comme savent l’être les choses démesurées. Au-dessus de nous, les supporters de l’autre club de Kinshasa (le Daring Club Motema Pembe) leur répondent. Ils sont venus, conformément à la tradition, pour narguer leurs rivaux et encourager l’équipe camerounaise. Ils dansent, ils hurlent, ils provoquent. Certains bombardent la pelouse avec ce qu’ils ont sous la main (pas grand-chose heureusement) :

C’est la magie du football.

Puis les joueurs rentrent sur la pelouse. Ils ont des maillots verts bien propres et des chaussures fluo. Le stade explose tandis qu’ils se dispersent, parcourant le tapis vert à petite foulées mesurées. Les supporters sautent en cadence ; les drapeaux volent, vert vif sur le ciel pâle. Au-dessus de nous le soleil commence à descendre.

La suite n’a que peu d’importance. Le match est un drôle de spectacle mais ce n’est pas ça qui est frappant. Ce qui l’est vraiment, c’est le contraste entre ces joueurs pimpants sur leur gazon synthétique et la foule de ceux qui les regardent. Dans une ville où tout est cuit, recuit et passé sous le soleil et les orages, où tout est défraîchi et déglingué, ces grands beaux gars aux couleurs vives, leurs chaussures brillantes, leurs dix-huit ballons jaune poussin qui brillent tout autour du terrain sont un peu incongrus.

Personne n’est à blâmer de ce grand écart-là. Personne, d'ailleurs, ne songe à s'en plaindre. Tout le monde y trouve son compte.

C’est la magie du football.

*Pourquoi ? Jetez donc un œil là

vendredi 25 mars 2011

50 - Interlude informatique


Vous connaissez Google Ngrams ?

C’est un outil qui permet de mesurer, dans l’énorme masse de publications parues entre 1900 et aujourd’hui, la proportion de celles qui contiennent un mot ou une expression donnée. Par exemple, si je fais une recherche sur "nucléaire", il me sort une courbe qui reflète la fréquence d'apparition de ce mot dans les livres, journaux, etc. au fil des années (avec un beau pic pendant la Guerre Froide). 

Cet outil merveilleux, quoique actuellement proposé en version de test, permet déjà d'aborder un certain nombre de questions essentielles.

Par exemple : entre l’amour et la guerre, quel est le choix de l’humanité ? Google Ngrams vous le démontre, si le XXème siècle fut très nettement belliqueux, l’amour est en train de reprendre ses droits. Amis qui, en ce moment, n’allumez la radio que d’un doigt tremblant, il y a donc tout lieu de vous rassurer. Les flots de sang qui inondent l’Afrique depuis des années, les dictatures barbares, les guerres civiles, les assassinats commis au nom de dieux inconséquents touchent à leur fin. Le temps est venu de la paix, de la solidarité, de l’entraide et des galipettes libertaires (cliquez pour agrandir) :


Tiens, puisque nous parlons de galipettes, qu’en est-il de ces trois piliers essentiels de nos sociétés post-modernes que sont le sexe, les drogues et le rock n’roll ? Là encore, Google Ngrams est là pour nous aider :


Le résultat met en évidence, chez l’homme moderne, un certain sens des priorités  - même si l'apparente perte de vitesse du sexe entamée dans les années 90, et qu'on peut sans doute attribuer à l'apparition de Bernadette Chirac dans les médias français, pourrait à long terme profiter au rock n’roll. Faudra-il y voir l’avènement d’une nouvelle race d’homme ? Seul l’avenir nous le dira. Si c’est bien le cas, je propose qu’on l’appelle Homo Headbangus. 

Last but not least, j’ai décidé de me pencher sur un objet qui ne pèse que peu sur la scène  géopolitique mondiale, mais qui revêt à mes propres yeux une certaine importance, j’ai nommé : mon cul. En guise de conclusion, vous trouverez donc ci-dessous le graphique correspondant auquel, par souci de rigueur scientifique, j’ai superposé « poulet ». On y constate sans erreur possible que mon postérieur, quoique parti d’assez loin, est bien engagé sur la voie de la célébrité. 

Les autres conclusions s'imposent d'elles-mêmes. Je vous laisse les tirer. 



mardi 22 mars 2011

49 - Les Pas-Tout-A-Fait 20 km de Kinshasa
















Lorsque nous arrivons sur le boulevard Triomphal, dans la lumière encore rasante de ce dimanche matin, la ligne de départ n’est pas encore tracée. Il y a là quelques congolais, quatre militaires de la Monique* et un camion promotionnel Skol. La masse énorme du Palais du Peuple surveille tout ça. Il fait déjà un peu chaud.

Les participants arrivent peu à peu. Ils ont tous le dossard officiel, un petit marcel très seyant  dont la taille unique a obligé quelques-uns à jouer des ciseaux : un papa qui n’arrivait pas à y rentrer son gros ventre s’en est fait un poncho. Sous le dossard, le principe est celui qui semble régir une bonne partie de la vie kinoise : ne rien s’interdire. Un coureur est venu avec des chaussettes Jean-Paul-Gaultier  jaune poussin - sûrement authentiques - qui lui remontent jusqu’aux genoux. Un autre a décidé de courir en Burlingtons. Elles sont trouées de partout. Peut-être parce qu’il n’a pas mis de chaussures. Un autre encore a opté pour une panoplie boxer-short / claquettes à l’élégance minimaliste.

Il faut les voir, ces coureurs, se trémousser sur le trottoir dans une impatience presque palpable. Il y a dans l’air une forme de pression physique, une urgence à se dépenser, à courir, à en découdre. La plupart des participants sont là pour le prix, alléchant : 2500 dollars. Il est certainement hors de portée de la plupart, venue sans préparation, mais les kinois n’ont pas besoin d’entraînement pour rêver.

L’excitation monte progressivement. Les plus fringants sautillent guillerettement sur place comme des cabris sous amphétamines, sprintent le long du boulevard, battent l’air de leurs poings avec des gestes de boxeur. Quand le camion Skol branche enfin ses enceintes, tout le monde part danser pour passer le temps.



Un peu avant 9h, on appelle les coureurs sur la ligne. Le temps de rassembler tout le monde et de siffler un faux départ, il s’écoule encore un petit quart d’heure, mais le moment arrive où enfin les coureurs sont lâchés. On dirait le coup d’envoi d’un 100 mètres. Ils s’élancent comme des fusées, las d’attendre, pressés d’arriver, oublieux de la distance et du soleil qui brûle déjà les corps : Kinshasa ou l’impatience.

Beaucoup d’entre eux semblent avoir étudié leur style devant leur miroir. Ils courent à grands foulées conquérantes, balançant fièrement les bras dans le mariage gracieux de Carl Lewis et d’une danseuse étoile. Ça fait très joli mais c’est complètement inefficace, ce qui les oblige à adopter la tactique du Tout-ou-Rien : courir comme le vent, se fatiguer après deux cent mètres ; marcher un peu, l’air épuisé et la respiration sifflante, puis recommencer. Je les admire, parce que tenir ce rythme exige le moral d’un lion. Je les déteste, parce qu’il faut doubler chacun d’entre eux quatre ou cinq fois.

Pas de doute : c’est une course urbaine. Poussière, bitume brûlant, gaz d’échappement. Slalom entre les voitures et les gens. Enfants hilares sur le bord de la route. Pompiste d’une station service qui arrose les coureurs reconnaissants. Odeurs de marché, de fumée, d’égouts, de nourriture. Panneaux kilométriques aléatoires. Hurlements des pasteurs dans les églises du réveil ouvertes à tous les vents. Exclamations des badauds : « Mundele alembi ! », « Courage le blanc ! », « Allez Roger ! » ; « Donne-moi mille dollars ! ». Kinshasa défile autour de moi, me souffle à la figure son haleine et ses cris. Puis, comme toujours, perd progressivement de sa substance à mesure que ma respiration s’accélère. Je deviens peu à peu liquide et transparent. Derniers kilomètres, montée en régime, volonté qui se ramasse pour le dernier coup de collier...

…et brusquement, sur le bord d’une place sablonneuse aux allures de terrain vague, un type à casquette qui m’interpelle. Qu’est-ce qu’il me veut ?  Il me dit de m’arrêter. Il me tend un petit papier portant un numéro. Je ne comprends pas. La course est finie : on a raccourci le parcours de 3 kilomètres.

Je suis un peu frustré, un peu surpris.

Je ne le devrais pas. Après tout, c’est l’espace-temps kinois.

*MONUC, mais les congolais ont du mal à distinguer à l’oral les u des i. Ce qui explique les Hugor et les Gertride qui courent les rues, les hubuscus à vendre au jardin botanique, ou encore le supermarché mûnû-prix du Boulevard

vendredi 11 mars 2011

48 - Jupiter


 [Photo : La Belle Kinoise Prod]

Ce qui frappe d’abord chez Jupiter, c’est sa voix. Elle a le timbre grave, le grain terreux, les harmoniques d’outre-tombe d’un orgue d’église qui aurait fumé trop de gitanes. Un peu nasillarde dans mon téléphone, je l’écoute me donner rendez-vous pour nous rendre ensemble chez un luthier de la Cité nommé maître Soklo.

Le lendemain, lorsque j’arrive au lieu convenu, la voix trouve un visage, ou plutôt une silhouette. Jupiter n’a rien des rondeurs d’une planète. Il est haut, mince, raide, émacié, dégingandé : l’orgue a avalé un manche de contrebasse. Dans la rue, il marche un peu voûté en balançant les bras, avec cette assurance lente qu’ont les hommes très grands.

Quelques instants plus tard, plié en deux à côté de lui dans les transports, je récolte quelques bribes de son histoire singulière. Jupiter, fils de diplomate,  a passé une partie de son enfance à Berlin-Est, 15 ans avant la chute du mur. Il faisait partie des quelques chanceux à pouvoir passer chaque matin de l’autre côté pour se rendre à l’école. Dans ces rues où les Noirs étaient rares, on l’appelait Neger. Ce sera le nom de son premier groupe.

Ensuite, il y a le retour à Kinshasa, les premiers orchestres, les galères, la guerre civile qui éclate alors que la chance lui sourit enfin*. Une histoire longue et tourmentée comme la RDC sait les fabriquer. Aujourd’hui, Jupiter joue avec une formation de musiciens des  quatre coins du Congo qu’il a appelée Okwess International. Sa musique est un melting pot bizarroïde qui contraste radicalement avec le ndombolo très formaté des ténors de la scène kinoise : elle lui a valu le surnom (peut-être auto-attribué ?) de Général Rebelle.

C’est un homme de théories. Au fond de notre taxi antédiluvien coincé dans les embouteillages, il disserte. « Je ne compose pas », dit-il. « Assembler les notes les unes avec les autres en essayant de les faire sonner, ça c’est bon pour les musiciens. Moi, je suis un artiste. Les chansons me viennent comme ça. Elles ont toujours existé, elles ont toujours été là. Je les attrape, et puis il n’y a plus qu’à les arranger un peu. »

Ou encore : « Je suis le vent. Celui que tu inspires et que tu expires et celui qui détruit les maisons. Je n’ai pas de pays. Je me fous de l’argent. Je suis immatériel. On ne peut pas m’attraper. Au fond, je suis Dieu. »

C’est un personnage étonnant, éloquent, grandiloquent. Comme beaucoup de ces artistes kinois qui se tiennent à l’écart des sentiers battus, il mène une vie intensément poétique au fond de la ville la plus triviale qui soit. Comme eux, il a les pieds dans la bouillasse et la tête dans les étoiles. Comme eux, il peine à joindre les deux bouts mais il n’en démord pas. C’est qu’ils ont de bonnes dents, les artistes kinois.

* Il y a un peu de tout cela dans l’excellent documentaire La Danse de Jupiter, que je ne saurais trop conseiller à ceux qui ont aimé Staff Benda Bilili : ce sont les mêmes réalisateurs.

mercredi 23 février 2011

47 - Les mauvaises nouvelles




Le monde devient fou. Des présidents tirent sur leur peuple pour défendre leur pouvoir croulant, leur palais qui brûle, leurs armoires remplies de billets de banque et de diamants. En réponse, nos dirigeants font avec les bras de grands moulinets. Ils condamnent, ils exigent, ils s‘égosillent, ils s’époumonent contre des types à qui, l’année dernière, ils serraient la pince en souriant. Il faut le dire pour leur défense : comment, à l’époque,  aurait-on pu se douter qu’ils étaient si méchants, ces visiteurs ? Ils n’avaient alors ni les yeux rouges ni la queue fourchue. Ils avaient la poignée de main franche, le sourire sympathique, un costume exotique bien propre dont les poches débordaient de contrats intéressants. Sur le chemin de l’Elysée, ils ne tiraient sur personne (on sait maintenant qu’ils ne se retenaient qu’à grand-peine). Ah, ils cachaient bien leur jeu, ces fourbes psychopathes !

On invoquera sans doute, pour défendre cette collaboration gênante, le pragmatisme, les intérêts économiques, la sauvegarde de la grandeur diplomatique de la France. Puis on n’en parlera plus. Ainsi se perdent les coups de pied au cul.

En ce moment, donc, chaque jour, la radio déverse un peu de sang dans mon café du matin. Qu’il soit libyen, yéménite, irakien, ivoirien, tunisien, égyptien ou néo-zélandais, cela lui donne le même arrière-goût désagréable. Heureusement que chez nous tout va bien : j’ai demandé à Papa L., hier, si on risquait ici la même révolution qu’en Libye. La question l’a étonné. Il m’a dit : « Ah, non ! Chez nous c’est pas pareil ! En Libye, ils ont un président qui s’enrichit avec sa famille alors que le peuple est pauvre ; c’est normal qu’ils se révoltent ! ».

Pleinement rassuré par son analyse, je pars courir mon marathon l'esprit tranquille. Au fait, Monde, ne m’attends pas demain matin, ni après-demain. Oublie-moi jusqu’à dimanche, d'ailleurs. Je n’allumerai pas la radio, je n’irai pas au boulot, je ne consulterai pas sur Internet les dernières dépêches. Pour un bref moment, mon monde à moi fait 42,195 kilomètres de long. S’il te plaît, laisse-moi profiter un peu de cette logique simple, linéaire, bête et reposante. Il sera bien temps quand je rentrerai pour d’autres mauvaises nouvelles.

samedi 19 février 2011

46 - Les congonautes



















Sur l’avenue Uganda, l’immeuble voisin du nôtre abrite l’ambassade de Corée du Nord. C’est une haute construction délabrée, aux vitres aveugles, surmontée d’une antenne tordue assez grande pour y faire sécher les slips de toute l’Armée Rouge. Derrière le bâtiment s’étend une vaste cour de béton, sillonnée de craquelures dans lesquelles poussent des mauvaises herbes. Un vieux container Aeroflot y moisit dans un coin.

A côté de la grille d’entrée, un panneau délavé expose les photos édifiantes du régime de Kim-Jong-Il. Elles sont pleines de personnages souriants aux joues bien roses et aux dents bien blanches, de défilés immenses, de scènes héroïques et de sculptures monumentales. Elles contrastent tristement avec la façade lépreuse qui s'élève derrière.

Ce sont des voisins discrets. Je les croise parfois dans la rue, tôt le matin. Ils sont pauvrement vêtus. Ils ne répondent pas à mon salut. Je les trouve très mystérieux.

Que se passe-t-il derrière ces fenêtres bouchées ? Est-ce qu’on peut vraiment aller chercher un visa dans cette ambassade? Que font-ils toute la journée ? Ils n’ont probablement pas beaucoup de visites ? Organisent-ils parfois des fêtes, comme le 14 juillet à l’ambassade de France ? J’en doute... Mercredi dernier, c’était l’anniversaire de Kim-Jong-Il. Pyong Yang a croulé sous les fleurs, il y a eu des défilés et des célébrations, mais l’immeuble à côté de chez nous est resté silencieux et austère, avec sa grande antenne qui tanguait doucement dans la brise.

Je me demande comment ils vivent le Congo, ces voisins énigmatiques. Ils ont été catapultés depuis leur pays exsangue dans cette ville-poubelle bruyante et désordonnée, dont ils ne partagent probablement ni la langue, ni la musique, ni la nourriture. Ils viennent d’un pays qui est le dernier au monde à se réclamer officiellement de Staline, et ils sont au temple de la débrouille et du chacun-pour-soi. Grandis enfin sous un régime qui dénonce dans tous les faits culturels le matérialisme bourgeois et l’impérialisme occidental, ils sont au pays de la sape de marque et de la flambe.

Au fond, je les admire. Ils sont aussi loin de chez eux que le seraient des cosmonautes.

samedi 12 février 2011

45 - Rumble in the Jungle























Il y a un peu moins de quarante ans, Mohamed Ali et George Foreman s’affrontaient à Kinshasa dans un combat d’anthologie.

J’aime bien l’histoire de ce combat. Elle a des allures d’épopée. Elle est pleine de péripéties, d’anecdotes inattendues, de musique, de politique, de coups tordus. On dirait un film. On en a fait un film. Je ne l’ai pas vu mais j’imagine très bien l’arrivée à Kinshasa de George Foreman, descendant de son avion sur le tarmac de l’aéroport en compagnie de son énorme berger allemand. Les kinois, qui nourrissent une aversion féroce des chiens, prirent instantanément parti contre lui. Et le jour du match, c’est aux cris scandés par tout le stade de « Ali, boma ye! » que Foreman s’écroula à la huitième reprise, terrassé par une droite formidable de son adversaire.

En ces journées enfiévrées, nos deux boxeurs écrivaient à coups de poing la légende de leur sport, sous les yeux bienveillants d’un Mobutu qui n’était pas encore le Diable. Kinshasa accueillait journalistes, curieux, voyageurs et James Brown. Kinshasa rayonnait, Kinshasa était au centre du monde. C’étaient, peut-être, les plus belles heures de son indépendance.

Aujourd’hui, les immenses spots qui éclairent le stade Tata Raphaël dressent leurs structures squelettiques et rouillées au-dessus d’une ville devenue l’ombre d’elle-même. Mais les boxeurs sont toujours là.

Ils se battent au Shark Club, un vendredi soir sur deux, dans une salle blanche où il fait trop chaud. Le public est sur deux niveaux. En bas, c’est 15 dollars ; en haut c’est un dollar. En bas, les tables à nappes blanches, les bières, les expatriés, les prospères. En haut, les supporters, les filles hystériques, les familles en goguette et les mauvais garçons. En bas, la dignité sévère des nantis. En haut, une éruption grandissante de clameurs surexcitées, de slogans, de danses de circonstance. Et puis, au centre, les boxeurs.

Ceux-là n’ont pas le gabarit de leurs illustres pères. Ils sont minces, secs, nerveux, noueux. Chaque muscle est dessiné dans leur dos et sur leur torse avec une netteté parfaite. On dirait les esquisses luisantes d’un maître italien. Ils ont probablement la religion du corps : il faut l’avoir pour courir comme eux tous les matins, le long du boulevard en file indienne, les oreilles pleines du bruit des voitures et les poumons remplis de fumée.

Sur le ring, ils dansent. Ils esquivent, ils sautillent, ils se baissent, ils se ratent. On les croirait liquides, immatériels : un combat de fantômes. Mais parfois un coup violent trouve sa cible ; et soudain les combattants redeviennent de chair et d’os, de sang, et de souffrance. Une vague d’excitation traverse le public. Le frappeur presse son avantage, la salle se lève, la victime s’écroule. Emouvante vulnérabilité de ce bloc de muscles, qui tombe dans les bras de l’arbitre comme une princesse qui se pâme…

Les tribunes hurlent et dansent. K.O ! K.O ! Mot’epela ! Eh ! Le vainqueur lève les bras. L’équipe de l'autre, à terre, s’affaire autour de lui avec des serviettes et de l’eau. Derrière une porte au fond de la salle, on voit déjà se préparer le prochain combattant. J’ai dans la bouche un arrière-goût sauvage, grisant et fort et un peu écœurant. Drôle de sport que la boxe, qui mêle à une technique raffinée cette violence brute... l'a-t-on taillé sur mesure pour la Kinshasa d'aujourd'hui ?

mercredi 9 février 2011

44 bis - Dura lex, sed lex




















Les règles de sécurité à Kinshasa sont de plus en plus structes...
L'histoire ne dit pas exactement on mettra la main sur vous. Je refuse d'imaginer. 

samedi 5 février 2011

44 - Sous la pluie

















Les orages kinois sont beaux et effrayants.

Leur approche est un spectacle qui ne s’oublie pas. La lumière passe en quelques instants de l’éclat aveuglant de la mi-journée à une noirceur de crépuscule. Le vent se lève en bourrasques violentes qui soulèvent haut dans le ciel les papiers gras de la rue. Puis les premières gouttes descendent lourdement sur les trottoirs en dessinant des petits ronds dans la poussière, et les gens se mettent à courir, et une odeur de béton mouillé monte dans l’air encore chaud.

Le tonnerre gronde comme les trompettes de l’apocalypse. Les éclairs crucifient la ville. La pluie est énorme et verticale. Elle arrête les transports, embouse les trottoirs, coupe le courant et complique tout le reste. Dans les quartiers où les câbles électriques mal entretenus pointent hors de terre, les gens qui mettent le pied dans la mauvaise flaque meurent électrocutés. Des maisons s’effondrent, des routes entières disparaissent sous l’eau brune. L’autre jour, passant en voiture dans une rue de Bandal, j’ai vu un type avec de l’eau jusqu’aux genoux retenir sa voiture contre le sens du courant pour l’empêcher de tomber sur le bas-côté. Sous la pluie diluvienne, adossé contre la portière, il attendait patiemment que le niveau baisse. A côté, les chauffeurs d’un poids lourd immobilisés sur la route lui tenaient compagnie – sans l’aider, mais ils étaient là. 

La pluie kinoise est comme ça : elle met à nu l’infinie précarité de la vie dans la Cité. Elle fait pousser les imprévus, elle favorise les coups du sort. Elle déséquilibre ce qui est déjà instable, détruit ce qui a été rafistolé, tue ce qui est déjà mourant. C’est idiot, mais on ne peut s’empêcher de trouver cela un peu injuste.

Ce matin encore, un orage à goût de fin du monde est passé au-dessus du bureau. Lorsqu’il s’est mis à pleuvoir, j’ai vu que mes collègues regardaient par la fenêtre, fascinés comme moi par cette débauche d’énergie absurde, par ces quantités d’eau fabuleuses, par ce boucan terrible. Nous étions tous, un instant, des gosses qui regardent tomber la pluie depuis leur salle de classe en rêvassant à autre chose. C’est chouette, la pluie.

Quand on est à l’abri.

vendredi 28 janvier 2011

43 - Les folies du Maréchal


















La pagode de Mobutu se dresse un peu à l’écart de la route de Kikwit, dans cette zone grise et verte de la lointaine banlieue qui n’est plus tout à fait Kinshasa et pas encore la campagne. Sa haute tour ronde domine la plaine fluviale. Elle regarde vers les collines d’un côté et, de l’autre, vers le Congo.

On pénètre dans le domaine par un grand portail en bois sculpté, dont les montants aux couleurs délavées pèlent doucement dans le soleil matinal. Devant le bâtiment principal, deux militaires et trois gamins nous regardent arriver d’un œil un peu circonspect mais aimable. « On peut visiter ? ». On peut visiter. L’un des deux gardiens s’appelle Ange (parfois la vie est bien faite). Ils sont jeunes, un peu bavards, plutôt placides. Ils ne sont pas très impressionnants malgré leur arme en bandoulière.

Nos cinq hôtes nous suivent partout dans la pagode. Le bâtiment est très grand, à la mesure de la mégalomanie de feu M.S.S.N.N.W.Z.B*, mais il est aussi complètement vide : ce n’est plus qu’une enveloppe. Il n’y a plus un seul meuble, plus une seule vitre. La lumière crue passant par les ouvertures éclaire des murs grisâtres recouverts de dessins zob-scènes, de slogans et de poèmes approximatifs. Cela résonne comme une église en chantier. A l’étage d’où l’on domine la plaine environnante, les balcons sculptés et les arcades peintes sont tout ce que l’endroit conserve de sa splendeur de l’époque.


















 
On se demande quand la pagode a été construite, sur quel coup de tête, à qui elle appartient aujourd’hui. On se dit qu’il doit y avoir des anecdotes, quelques légendes urbaines, autour de cette lubie-là : il y en avait tant sur le Roi Mobutu... Mais les militaires ne savent pas grand-chose de tout cela. Ils ne savent pas non plus très bien pourquoi ils doivent garder l'endroit. Ils se souviennent seulement qu’il y a quelques mois, Bill Clinton - un chanteur congolais en vogue - est venu avec ses danseuses tourner un clip dans les jardins.

La mémoire s’effrite avec le béton des piliers. De ce bâtiment, témoin amer des folies du Maréchal, il ne reste déjà plus que les murs sales, les tuiles éclatées dans les hautes herbes et, au fond du jardin, un grand bassin vide où subsiste une flaque de la dernière pluie.

C’est un peu triste. Il règne dans l’air comme une odeur de gâchis. Mobutu, lui, ne la respire sûrement pas : il dort à poings fermés, dans un grand tombeau noir et blanc du cimetière chrétien de Rabat. Et même, peut-être, il rêve encore d'être éternel.


*Mobutu Sese Seko Nkuku Ngbendu wa Za Banga. Traduction (source RFI) : « le guerrier tout puissant qui, de par son endurance et inflexible volonté de gagner, va de conquête en conquête en laissant le feu dans son sillage ». C’est le surnom dont s’était affublé Mobutu lorsqu’il zaïrianisa son pays en 1972.**

**Séduit par ce procédé qui ne manqua certainement pas de lui attirer l’admiration de tous en société, j’ai décidé de me rebaptiser « le grand bel éphèbe élégant et bronzé qui est tellement fort que les filles se pâment sous son regard bleu mais ardent quoiqu’un peu torve les lendemains de soirée et dont l’humour acide et désabusé mais très drôle jaillit à la face des lecteurs de son blog, qui est aussi très intéressant ». Je n’ai pas encore décidé en quelle langue.

samedi 22 janvier 2011

42 - Le temps


















A Kinshasa, il existe une loi physique particulière qui n'a pas cours partout ailleurs : le temps est soluble dans l’eau du Congo.

Le nouveau venu dans la capitale congolaise en fait souvent les frais. Il arrive ponctuel à des concerts prévus pour vingt heures et qui ne commencent qu’à minuit. Il rate ses rendez-vous pour n’avoir pas vérifié, dix minutes avant l’heure dite, que l’autre n’a pas oublié. Il demande son chemin pour se rendre au fleuve, on lui annonce dix minutes de marche, et il en met quarante. Il arrive à l’ambassade du Congo-d’en-face à l’horaire affiché plutôt qu’à l’horaire pratiqué, et bien sûr il la trouve fermée. Il ne sait pas vraiment attendre. Il essaie de comprendre et se rend compte que, sans être congolais, il est aussi difficile d’appréhender le temps africain que de connaître un livre en regardant sa couverture. Alors il s’énerve, il s’impatiente, et son système bilieux en pâtit.

C’est ainsi que le temps que l’on rapporte avec soi d’Europe, ce temps solide, rassurant et partagé comme un saucisson en petits intervalles réguliers, se dilue progressivement dans les flots paresseux du grand fleuve. A Kinshasa les minutes fondent, les horaires s’éparpillent, les agendas deviennent fluides et les durées bancales. Les montres n’y  sont pour la plupart que des bijoux. Dans la rue de mon bureau, je peux acheter dix Rolex « véritables » pour dix dollars, mais leur vendeur n’a jamais l’heure.

Forcément, cela désoriente un peu. Je viens après tout d’une culture où la maîtrise du temps est devenue une frénésie. Chez moi, on annonce les minutes d’attente sur le quai du métro ; on pratique l’Information Temps Réel ; on chronomètre les ouvriers sur les chaînes de montage des usines ; on coupe le quart d’heure en quatre ; on atomise les horloges. On sait à tout moment quel jour on est, quelle heure il est, quand on va arriver. On harnache le temps comme un étalon rétif. Vous n’imaginez pas à quel point tout cela étonne les collègues à qui je le raconte.

Temps européen, temps africain... on a vite fait d’être coincé entre ces attitudes que tout oppose, et qui ne sont peut-être que des stratégies différentes pour s’affranchir du  temps qui passe. Il y a ceux qui l’asservissent, ceux qui le tuent, ceux qui l’oublient, ceux qui ont peur. Il y a ceux qui confondent la nonchalance avec la sérénité, et ceux qui la méprisent parce qu’elle ne produit pas. 

Alors que faire ? Je ne sais pas trop. J’aime bien ce que dit Etienne Klein : pour dompter l'angoisse du temps qui passe, il faut « apprendre à aimer l’irréversible ».

Ah, et au fait, cela fait tout juste un an que nous sommes à Kinshasa. 

On n'a pas vu passer le temps.

vendredi 14 janvier 2011

41 - Le retour



















Rentrer à Kinshasa, c’est prendre en sortant de l’avion cette claque de chaleur humide dont l’odeur, à elle seule, concentre pour moi toute la ville, tous ses habitants et même tout le Congo. On la respire un moment avec bonheur, puis l’on s’y habitue et elle disparaît. Car, passées les premières minutes, les choses les plus évidentes sont celles que l’on voit le moins : de même que les shégués, la chaleur, le trafic ou la couleur des peaux, elles finissent par aller de soi.

Rentrer à Kinshasa, c’est sortir des bouts de France de sa valise et les ranger dans son frigo, en priant pour que les pannes de courant les épargnent le plus longtemps possible, puis contempler d’un œil vague les étagères pleines à craquer de terrines, de Morbier, de saucisson, de confitures, de Comté, et se demander ce qu’on va bien pouvoir bouffer pour le dîner.

C’est ensuite repartir au boulot avec les idées fraîches, la patience en bandoulière, la motivation au beau fixe, le recul nécessaire, la conscience tranquille, la respiration régulière, et au creux de l’estomac le petit pincement de la rentrée des classes. Retrouver les collègues, leurs sourires, leurs expressions, leur accent, leur œil gourmand devant les chocolats rapportés de Roissy – car les congolais ont la bouche sucrée. Et leur étonnante impudeur sur certains sujets, qui m’a valu ce matin, dans la voiture, un rapport hémorroïdal détaillé façon Technicolor.

C’est, pendant quelques heures encore, se sentir entre deux mondes, être un corps étranger dans un endroit connu, avoir un pied sur chaque planète dans un grand écart cosmique, et savoir pourtant que bientôt Paris sera abstraite et Kin la seule réalité.

Rentrer à Kinshasa c’est retrouver ses rythmes. Ceux de la rumba, des klaxons, ceux des cris de la rue, des trous dans les trottoirs, des pluies trop fortes et des soleils trop chauds, et la voix lente du fleuve, et la démarche des kinois.

C’est changer de ton, changer d’accent, ralentir un peu le temps, oublier le silence, pouvoir à nouveau appeler tout le monde Papa ou Maman ; c’est enfiler la ville comme un vêtement un peu trop chaud pour la saison et s’y sentir plutôt bien,

Et c’est chanter avec Du Bellay :

Plus me plaisent les bus déglingués mais gracieux   
Que du métro les gens compassés et sérieux
Plus que l’asphalte grise me plaît la boue noirâtre

Plus que le jambon-beurre le bon pain de manioc
Le lingala facile plus que la langue d’oc
Et le soleil violent plus qu’un bon feu dans l’âtre