mercredi 23 février 2011

47 - Les mauvaises nouvelles




Le monde devient fou. Des présidents tirent sur leur peuple pour défendre leur pouvoir croulant, leur palais qui brûle, leurs armoires remplies de billets de banque et de diamants. En réponse, nos dirigeants font avec les bras de grands moulinets. Ils condamnent, ils exigent, ils s‘égosillent, ils s’époumonent contre des types à qui, l’année dernière, ils serraient la pince en souriant. Il faut le dire pour leur défense : comment, à l’époque,  aurait-on pu se douter qu’ils étaient si méchants, ces visiteurs ? Ils n’avaient alors ni les yeux rouges ni la queue fourchue. Ils avaient la poignée de main franche, le sourire sympathique, un costume exotique bien propre dont les poches débordaient de contrats intéressants. Sur le chemin de l’Elysée, ils ne tiraient sur personne (on sait maintenant qu’ils ne se retenaient qu’à grand-peine). Ah, ils cachaient bien leur jeu, ces fourbes psychopathes !

On invoquera sans doute, pour défendre cette collaboration gênante, le pragmatisme, les intérêts économiques, la sauvegarde de la grandeur diplomatique de la France. Puis on n’en parlera plus. Ainsi se perdent les coups de pied au cul.

En ce moment, donc, chaque jour, la radio déverse un peu de sang dans mon café du matin. Qu’il soit libyen, yéménite, irakien, ivoirien, tunisien, égyptien ou néo-zélandais, cela lui donne le même arrière-goût désagréable. Heureusement que chez nous tout va bien : j’ai demandé à Papa L., hier, si on risquait ici la même révolution qu’en Libye. La question l’a étonné. Il m’a dit : « Ah, non ! Chez nous c’est pas pareil ! En Libye, ils ont un président qui s’enrichit avec sa famille alors que le peuple est pauvre ; c’est normal qu’ils se révoltent ! ».

Pleinement rassuré par son analyse, je pars courir mon marathon l'esprit tranquille. Au fait, Monde, ne m’attends pas demain matin, ni après-demain. Oublie-moi jusqu’à dimanche, d'ailleurs. Je n’allumerai pas la radio, je n’irai pas au boulot, je ne consulterai pas sur Internet les dernières dépêches. Pour un bref moment, mon monde à moi fait 42,195 kilomètres de long. S’il te plaît, laisse-moi profiter un peu de cette logique simple, linéaire, bête et reposante. Il sera bien temps quand je rentrerai pour d’autres mauvaises nouvelles.

samedi 19 février 2011

46 - Les congonautes



















Sur l’avenue Uganda, l’immeuble voisin du nôtre abrite l’ambassade de Corée du Nord. C’est une haute construction délabrée, aux vitres aveugles, surmontée d’une antenne tordue assez grande pour y faire sécher les slips de toute l’Armée Rouge. Derrière le bâtiment s’étend une vaste cour de béton, sillonnée de craquelures dans lesquelles poussent des mauvaises herbes. Un vieux container Aeroflot y moisit dans un coin.

A côté de la grille d’entrée, un panneau délavé expose les photos édifiantes du régime de Kim-Jong-Il. Elles sont pleines de personnages souriants aux joues bien roses et aux dents bien blanches, de défilés immenses, de scènes héroïques et de sculptures monumentales. Elles contrastent tristement avec la façade lépreuse qui s'élève derrière.

Ce sont des voisins discrets. Je les croise parfois dans la rue, tôt le matin. Ils sont pauvrement vêtus. Ils ne répondent pas à mon salut. Je les trouve très mystérieux.

Que se passe-t-il derrière ces fenêtres bouchées ? Est-ce qu’on peut vraiment aller chercher un visa dans cette ambassade? Que font-ils toute la journée ? Ils n’ont probablement pas beaucoup de visites ? Organisent-ils parfois des fêtes, comme le 14 juillet à l’ambassade de France ? J’en doute... Mercredi dernier, c’était l’anniversaire de Kim-Jong-Il. Pyong Yang a croulé sous les fleurs, il y a eu des défilés et des célébrations, mais l’immeuble à côté de chez nous est resté silencieux et austère, avec sa grande antenne qui tanguait doucement dans la brise.

Je me demande comment ils vivent le Congo, ces voisins énigmatiques. Ils ont été catapultés depuis leur pays exsangue dans cette ville-poubelle bruyante et désordonnée, dont ils ne partagent probablement ni la langue, ni la musique, ni la nourriture. Ils viennent d’un pays qui est le dernier au monde à se réclamer officiellement de Staline, et ils sont au temple de la débrouille et du chacun-pour-soi. Grandis enfin sous un régime qui dénonce dans tous les faits culturels le matérialisme bourgeois et l’impérialisme occidental, ils sont au pays de la sape de marque et de la flambe.

Au fond, je les admire. Ils sont aussi loin de chez eux que le seraient des cosmonautes.

samedi 12 février 2011

45 - Rumble in the Jungle























Il y a un peu moins de quarante ans, Mohamed Ali et George Foreman s’affrontaient à Kinshasa dans un combat d’anthologie.

J’aime bien l’histoire de ce combat. Elle a des allures d’épopée. Elle est pleine de péripéties, d’anecdotes inattendues, de musique, de politique, de coups tordus. On dirait un film. On en a fait un film. Je ne l’ai pas vu mais j’imagine très bien l’arrivée à Kinshasa de George Foreman, descendant de son avion sur le tarmac de l’aéroport en compagnie de son énorme berger allemand. Les kinois, qui nourrissent une aversion féroce des chiens, prirent instantanément parti contre lui. Et le jour du match, c’est aux cris scandés par tout le stade de « Ali, boma ye! » que Foreman s’écroula à la huitième reprise, terrassé par une droite formidable de son adversaire.

En ces journées enfiévrées, nos deux boxeurs écrivaient à coups de poing la légende de leur sport, sous les yeux bienveillants d’un Mobutu qui n’était pas encore le Diable. Kinshasa accueillait journalistes, curieux, voyageurs et James Brown. Kinshasa rayonnait, Kinshasa était au centre du monde. C’étaient, peut-être, les plus belles heures de son indépendance.

Aujourd’hui, les immenses spots qui éclairent le stade Tata Raphaël dressent leurs structures squelettiques et rouillées au-dessus d’une ville devenue l’ombre d’elle-même. Mais les boxeurs sont toujours là.

Ils se battent au Shark Club, un vendredi soir sur deux, dans une salle blanche où il fait trop chaud. Le public est sur deux niveaux. En bas, c’est 15 dollars ; en haut c’est un dollar. En bas, les tables à nappes blanches, les bières, les expatriés, les prospères. En haut, les supporters, les filles hystériques, les familles en goguette et les mauvais garçons. En bas, la dignité sévère des nantis. En haut, une éruption grandissante de clameurs surexcitées, de slogans, de danses de circonstance. Et puis, au centre, les boxeurs.

Ceux-là n’ont pas le gabarit de leurs illustres pères. Ils sont minces, secs, nerveux, noueux. Chaque muscle est dessiné dans leur dos et sur leur torse avec une netteté parfaite. On dirait les esquisses luisantes d’un maître italien. Ils ont probablement la religion du corps : il faut l’avoir pour courir comme eux tous les matins, le long du boulevard en file indienne, les oreilles pleines du bruit des voitures et les poumons remplis de fumée.

Sur le ring, ils dansent. Ils esquivent, ils sautillent, ils se baissent, ils se ratent. On les croirait liquides, immatériels : un combat de fantômes. Mais parfois un coup violent trouve sa cible ; et soudain les combattants redeviennent de chair et d’os, de sang, et de souffrance. Une vague d’excitation traverse le public. Le frappeur presse son avantage, la salle se lève, la victime s’écroule. Emouvante vulnérabilité de ce bloc de muscles, qui tombe dans les bras de l’arbitre comme une princesse qui se pâme…

Les tribunes hurlent et dansent. K.O ! K.O ! Mot’epela ! Eh ! Le vainqueur lève les bras. L’équipe de l'autre, à terre, s’affaire autour de lui avec des serviettes et de l’eau. Derrière une porte au fond de la salle, on voit déjà se préparer le prochain combattant. J’ai dans la bouche un arrière-goût sauvage, grisant et fort et un peu écœurant. Drôle de sport que la boxe, qui mêle à une technique raffinée cette violence brute... l'a-t-on taillé sur mesure pour la Kinshasa d'aujourd'hui ?

mercredi 9 février 2011

44 bis - Dura lex, sed lex




















Les règles de sécurité à Kinshasa sont de plus en plus structes...
L'histoire ne dit pas exactement on mettra la main sur vous. Je refuse d'imaginer. 

samedi 5 février 2011

44 - Sous la pluie

















Les orages kinois sont beaux et effrayants.

Leur approche est un spectacle qui ne s’oublie pas. La lumière passe en quelques instants de l’éclat aveuglant de la mi-journée à une noirceur de crépuscule. Le vent se lève en bourrasques violentes qui soulèvent haut dans le ciel les papiers gras de la rue. Puis les premières gouttes descendent lourdement sur les trottoirs en dessinant des petits ronds dans la poussière, et les gens se mettent à courir, et une odeur de béton mouillé monte dans l’air encore chaud.

Le tonnerre gronde comme les trompettes de l’apocalypse. Les éclairs crucifient la ville. La pluie est énorme et verticale. Elle arrête les transports, embouse les trottoirs, coupe le courant et complique tout le reste. Dans les quartiers où les câbles électriques mal entretenus pointent hors de terre, les gens qui mettent le pied dans la mauvaise flaque meurent électrocutés. Des maisons s’effondrent, des routes entières disparaissent sous l’eau brune. L’autre jour, passant en voiture dans une rue de Bandal, j’ai vu un type avec de l’eau jusqu’aux genoux retenir sa voiture contre le sens du courant pour l’empêcher de tomber sur le bas-côté. Sous la pluie diluvienne, adossé contre la portière, il attendait patiemment que le niveau baisse. A côté, les chauffeurs d’un poids lourd immobilisés sur la route lui tenaient compagnie – sans l’aider, mais ils étaient là. 

La pluie kinoise est comme ça : elle met à nu l’infinie précarité de la vie dans la Cité. Elle fait pousser les imprévus, elle favorise les coups du sort. Elle déséquilibre ce qui est déjà instable, détruit ce qui a été rafistolé, tue ce qui est déjà mourant. C’est idiot, mais on ne peut s’empêcher de trouver cela un peu injuste.

Ce matin encore, un orage à goût de fin du monde est passé au-dessus du bureau. Lorsqu’il s’est mis à pleuvoir, j’ai vu que mes collègues regardaient par la fenêtre, fascinés comme moi par cette débauche d’énergie absurde, par ces quantités d’eau fabuleuses, par ce boucan terrible. Nous étions tous, un instant, des gosses qui regardent tomber la pluie depuis leur salle de classe en rêvassant à autre chose. C’est chouette, la pluie.

Quand on est à l’abri.