vendredi 28 janvier 2011

43 - Les folies du Maréchal


















La pagode de Mobutu se dresse un peu à l’écart de la route de Kikwit, dans cette zone grise et verte de la lointaine banlieue qui n’est plus tout à fait Kinshasa et pas encore la campagne. Sa haute tour ronde domine la plaine fluviale. Elle regarde vers les collines d’un côté et, de l’autre, vers le Congo.

On pénètre dans le domaine par un grand portail en bois sculpté, dont les montants aux couleurs délavées pèlent doucement dans le soleil matinal. Devant le bâtiment principal, deux militaires et trois gamins nous regardent arriver d’un œil un peu circonspect mais aimable. « On peut visiter ? ». On peut visiter. L’un des deux gardiens s’appelle Ange (parfois la vie est bien faite). Ils sont jeunes, un peu bavards, plutôt placides. Ils ne sont pas très impressionnants malgré leur arme en bandoulière.

Nos cinq hôtes nous suivent partout dans la pagode. Le bâtiment est très grand, à la mesure de la mégalomanie de feu M.S.S.N.N.W.Z.B*, mais il est aussi complètement vide : ce n’est plus qu’une enveloppe. Il n’y a plus un seul meuble, plus une seule vitre. La lumière crue passant par les ouvertures éclaire des murs grisâtres recouverts de dessins zob-scènes, de slogans et de poèmes approximatifs. Cela résonne comme une église en chantier. A l’étage d’où l’on domine la plaine environnante, les balcons sculptés et les arcades peintes sont tout ce que l’endroit conserve de sa splendeur de l’époque.


















 
On se demande quand la pagode a été construite, sur quel coup de tête, à qui elle appartient aujourd’hui. On se dit qu’il doit y avoir des anecdotes, quelques légendes urbaines, autour de cette lubie-là : il y en avait tant sur le Roi Mobutu... Mais les militaires ne savent pas grand-chose de tout cela. Ils ne savent pas non plus très bien pourquoi ils doivent garder l'endroit. Ils se souviennent seulement qu’il y a quelques mois, Bill Clinton - un chanteur congolais en vogue - est venu avec ses danseuses tourner un clip dans les jardins.

La mémoire s’effrite avec le béton des piliers. De ce bâtiment, témoin amer des folies du Maréchal, il ne reste déjà plus que les murs sales, les tuiles éclatées dans les hautes herbes et, au fond du jardin, un grand bassin vide où subsiste une flaque de la dernière pluie.

C’est un peu triste. Il règne dans l’air comme une odeur de gâchis. Mobutu, lui, ne la respire sûrement pas : il dort à poings fermés, dans un grand tombeau noir et blanc du cimetière chrétien de Rabat. Et même, peut-être, il rêve encore d'être éternel.


*Mobutu Sese Seko Nkuku Ngbendu wa Za Banga. Traduction (source RFI) : « le guerrier tout puissant qui, de par son endurance et inflexible volonté de gagner, va de conquête en conquête en laissant le feu dans son sillage ». C’est le surnom dont s’était affublé Mobutu lorsqu’il zaïrianisa son pays en 1972.**

**Séduit par ce procédé qui ne manqua certainement pas de lui attirer l’admiration de tous en société, j’ai décidé de me rebaptiser « le grand bel éphèbe élégant et bronzé qui est tellement fort que les filles se pâment sous son regard bleu mais ardent quoiqu’un peu torve les lendemains de soirée et dont l’humour acide et désabusé mais très drôle jaillit à la face des lecteurs de son blog, qui est aussi très intéressant ». Je n’ai pas encore décidé en quelle langue.

samedi 22 janvier 2011

42 - Le temps


















A Kinshasa, il existe une loi physique particulière qui n'a pas cours partout ailleurs : le temps est soluble dans l’eau du Congo.

Le nouveau venu dans la capitale congolaise en fait souvent les frais. Il arrive ponctuel à des concerts prévus pour vingt heures et qui ne commencent qu’à minuit. Il rate ses rendez-vous pour n’avoir pas vérifié, dix minutes avant l’heure dite, que l’autre n’a pas oublié. Il demande son chemin pour se rendre au fleuve, on lui annonce dix minutes de marche, et il en met quarante. Il arrive à l’ambassade du Congo-d’en-face à l’horaire affiché plutôt qu’à l’horaire pratiqué, et bien sûr il la trouve fermée. Il ne sait pas vraiment attendre. Il essaie de comprendre et se rend compte que, sans être congolais, il est aussi difficile d’appréhender le temps africain que de connaître un livre en regardant sa couverture. Alors il s’énerve, il s’impatiente, et son système bilieux en pâtit.

C’est ainsi que le temps que l’on rapporte avec soi d’Europe, ce temps solide, rassurant et partagé comme un saucisson en petits intervalles réguliers, se dilue progressivement dans les flots paresseux du grand fleuve. A Kinshasa les minutes fondent, les horaires s’éparpillent, les agendas deviennent fluides et les durées bancales. Les montres n’y  sont pour la plupart que des bijoux. Dans la rue de mon bureau, je peux acheter dix Rolex « véritables » pour dix dollars, mais leur vendeur n’a jamais l’heure.

Forcément, cela désoriente un peu. Je viens après tout d’une culture où la maîtrise du temps est devenue une frénésie. Chez moi, on annonce les minutes d’attente sur le quai du métro ; on pratique l’Information Temps Réel ; on chronomètre les ouvriers sur les chaînes de montage des usines ; on coupe le quart d’heure en quatre ; on atomise les horloges. On sait à tout moment quel jour on est, quelle heure il est, quand on va arriver. On harnache le temps comme un étalon rétif. Vous n’imaginez pas à quel point tout cela étonne les collègues à qui je le raconte.

Temps européen, temps africain... on a vite fait d’être coincé entre ces attitudes que tout oppose, et qui ne sont peut-être que des stratégies différentes pour s’affranchir du  temps qui passe. Il y a ceux qui l’asservissent, ceux qui le tuent, ceux qui l’oublient, ceux qui ont peur. Il y a ceux qui confondent la nonchalance avec la sérénité, et ceux qui la méprisent parce qu’elle ne produit pas. 

Alors que faire ? Je ne sais pas trop. J’aime bien ce que dit Etienne Klein : pour dompter l'angoisse du temps qui passe, il faut « apprendre à aimer l’irréversible ».

Ah, et au fait, cela fait tout juste un an que nous sommes à Kinshasa. 

On n'a pas vu passer le temps.

vendredi 14 janvier 2011

41 - Le retour



















Rentrer à Kinshasa, c’est prendre en sortant de l’avion cette claque de chaleur humide dont l’odeur, à elle seule, concentre pour moi toute la ville, tous ses habitants et même tout le Congo. On la respire un moment avec bonheur, puis l’on s’y habitue et elle disparaît. Car, passées les premières minutes, les choses les plus évidentes sont celles que l’on voit le moins : de même que les shégués, la chaleur, le trafic ou la couleur des peaux, elles finissent par aller de soi.

Rentrer à Kinshasa, c’est sortir des bouts de France de sa valise et les ranger dans son frigo, en priant pour que les pannes de courant les épargnent le plus longtemps possible, puis contempler d’un œil vague les étagères pleines à craquer de terrines, de Morbier, de saucisson, de confitures, de Comté, et se demander ce qu’on va bien pouvoir bouffer pour le dîner.

C’est ensuite repartir au boulot avec les idées fraîches, la patience en bandoulière, la motivation au beau fixe, le recul nécessaire, la conscience tranquille, la respiration régulière, et au creux de l’estomac le petit pincement de la rentrée des classes. Retrouver les collègues, leurs sourires, leurs expressions, leur accent, leur œil gourmand devant les chocolats rapportés de Roissy – car les congolais ont la bouche sucrée. Et leur étonnante impudeur sur certains sujets, qui m’a valu ce matin, dans la voiture, un rapport hémorroïdal détaillé façon Technicolor.

C’est, pendant quelques heures encore, se sentir entre deux mondes, être un corps étranger dans un endroit connu, avoir un pied sur chaque planète dans un grand écart cosmique, et savoir pourtant que bientôt Paris sera abstraite et Kin la seule réalité.

Rentrer à Kinshasa c’est retrouver ses rythmes. Ceux de la rumba, des klaxons, ceux des cris de la rue, des trous dans les trottoirs, des pluies trop fortes et des soleils trop chauds, et la voix lente du fleuve, et la démarche des kinois.

C’est changer de ton, changer d’accent, ralentir un peu le temps, oublier le silence, pouvoir à nouveau appeler tout le monde Papa ou Maman ; c’est enfiler la ville comme un vêtement un peu trop chaud pour la saison et s’y sentir plutôt bien,

Et c’est chanter avec Du Bellay :

Plus me plaisent les bus déglingués mais gracieux   
Que du métro les gens compassés et sérieux
Plus que l’asphalte grise me plaît la boue noirâtre

Plus que le jambon-beurre le bon pain de manioc
Le lingala facile plus que la langue d’oc
Et le soleil violent plus qu’un bon feu dans l’âtre