jeudi 23 décembre 2010

[Vacances]


















Rendez-vous mi-janvier...

En attendant, joyeux Noël et bonana 2011 à tous ! Que Nzambe vous garde des mauvaises surprises, des chagrins inutiles, des importuns, des malpolis, des coups du sort et des épisodes neigeux.

mardi 21 décembre 2010

40 - Au marché Dragage



Quelque part dans Brazzaville, il y a le marché Dragage. Il se tient la nuit, dans une ruelle étroite et boueuse (on est content ne pas y marcher pieds nus). Le long de ce passage, quatre rangées de tables forment les allées du marché. Elles sont tenues par des mamans habillées de pagnes à la gloire du président Sassou Nguesso, qui surveillent jalousement leur marchandise. Dans la pénombre que les lampes à pétrole font danser, leurs visages  ont quelque chose d’un peu sorcier.

On ne vend là que de la viande de brousse. Il y a par exemple de petits crocodiles appelés ngoki. Ils ne font pas plus de soixante-dix centimètres de long mais je ne leur confierais pas pour autant mon index. Une même ficelle solide relie leur museau - qu’elle maintient fermé - à leur queue ; pour les porter, on prend la ficelle au milieu, comme un sac à main. C’est le seul sac au monde qui cligne des yeux et mange du poulet.

Il y a de grands poissons bizarres, sans écailles et sans nageoires, avec de très petits yeux blancs à fleur de tête. Sur l’échelle de l’évolution, ils semblent s’être arrêtés au deuxième barreau, celui avec l’étiquette « Pléistocène ». On trouve aussi des antilopes à moitié découpées, des insectes, ou encore un gros ragondin vivant, solidement ligoté, qui agite vainement les pattes à côté d’un casier de chenilles.

Mais les plus charismatiques de tous sont les singes : après les avoir abattus, on les tond (ou bien on brûle leur pelage, je ne sais pas) et on les fait sécher. Sur leur étalage, avec leur corps glabre, leur petit visage émacié et leurs dents jaunâtres qui reflètent la flamme des lampes, ils ont la gueule de cauchemar d’un bébé vampire momifié.

L’ambiance, sur ce marché riche en horreurs, est étrangement légère. Les mamans nous interpellent gaiement, nous montrent fièrement leur marchandise. Elles s’amusent de nous voir patauger dans la bouillasse : « Mindele bazotambola na poto-poto ! Ça, c’est l’Afrique, Papa ! ». Oui, peut-être... Une Afrique, en tout cas. Celle où une lampe à pétrole suffit à transformer une jeune femme en sorcière et un singe séché en créature de l’enfer. Celle des marabouts, des masques étranges, des fétiches grimaçants et criblés de vieux clous. Cette même Afrique, peut-être, qui fit si peur à nos ancêtres colons qu’ils se sentirent obligés de lui apporter leur civilisation, leur rationalité, leur religion familières. Et qui, pourtant, rendit fous certains d’entre eux : car cette Afrique-là te prend par les certitudes, et c’est peut-être ce que nous, Européens, avons de plus fort et de plus fragile à la fois.

Je traîne un peu en arrière des copains. Je descends doucement l’allée avec l’impression vague que tout cela n’a pas changé depuis des siècles. Les mamans m’appellent ; un crocodile cligne des yeux ; les ombres vacillent ; un singe nu, noir, tordu projette à travers moi son regard aveugle. Mes pompes pleines d’eau font floc. Soudain je me sens très vivant.

mercredi 15 décembre 2010

39 - Casimir Zoba dit Zao


Zao, malgré son nom de maître Zen japonais, est un chanteur brazzavillois, de son vrai nom Casimir Zoba. Ancien instituteur reconverti dans la chanson, il écrit depuis 30 ans des textes à l’humour fantaisiste, au fond parfois grave mais à la forme toujours souriante, qui contrastent fortement avec les déclarations d'amour à l'eau de rose des stars kinoises.

Une des marques de fabrique de Zao, c'est qu'il déguise ses textes. Le tragique s’y cache derrière le burlesque, la satire politique au détour d'un conte innocent. On passe son temps à se demander ce que dissimulent ses pitreries. Une des chansons qui l’ont fait connaître, au milieu des années 80, le montre bien. Elle s'appelle Ancien Combattant :


(on peut voir la chanson jouée en live à Paris )

Elle continue de me surprendre, cette chanson.

C’est un tirailleur sénégalais qu’on entend tout d’abord s’exprimer, dans un sabir volubile mêlé de termes militaires et de français tordu. Puis, après une bonne minute, le clairon s’éteint et le morceau change de direction. La caricature du tirailleur laisse la place à une guitare tournante, une batterie, des flûtes légères et répétitives. Et la voix ronde de Zao se met à énumérer les cadavres. Elle tue à tour de bras, cette voix ; elle énumère les morts les uns après les autres dans une succession  de plus en plus désordonnée d’images ; elle jette pêle-mêle à la fosse commune le peuple, les rois et les ministres, les footballeurs et la télé, le chat, les poules et jusqu’à lui-même.

On n’a pas l’habitude de ces répétitions, de ces accumulations, de cette simplicité presque candide. Il n’y a ni rimes, ni métrique, ni figures de style. Seulement ce rythme qui trucide tous les quatre temps une nouvelle personne, un nouvel animal, un nouvel objet. C'est juste et puissant. Quoi de plus monstrueux que cette machine monotone qui transforme les choses vivantes en cadavres absurdes ?

Il se posa peut-être à nouveau cette question, Zao, lorsque quelques années plus tard il dut se réfugier dans les forêts du Sud avec sa famille pour échapper à la guerre civile qui déchirait le Congo. Il y perdit un fils.

Aujourd'hui, on dit qu’il prépare un nouvel album dont le morceau principal sera une remise au goût du jour d’Ancien Combattant. Il l’aurait baptisée Nouveau Combattant. Ça a l’air simple… mais avec lui on ne sait jamais.

mardi 7 décembre 2010

38 - Au galop


J’ai commencé à m’entraîner pour le marathon du Kilimandjaro. D’après le programme de travail sans pitié que j’ai récupéré sur Internet, je dois me lever presque chaque matin pour galoper.

Sept heures. Il fait déjà jour depuis longtemps mais  l’air garde encore un peu de fraîcheur nocturne. Dans la rue qui monte en pente raide vers le fleuve, les marcheurs sur le trottoir défoncé s’écartent pour laisser passer le mundele qui court en soufflant fort, son chronomètre dans la main. Ils se demandent probablement pourquoi il s’inflige tout ça.

Je salue en passant les trois mamans assises sur le trottoir, toujours au même endroit. Elles ont devant elles des baguettes de pain et fabriquent des sandouiches en papotant. Je me demande qui leur en achète : cette partie du quartier est presque toujours déserte. Kinshasa est pleine de ces petits mystères.

Et puis j’arrive au fleuve. Sur la petite route qui court au bord de l’eau, il n’y a pas non plus grand-monde, mais je croise à chaque fois la même jeune fille congolaise. L’air bien nourri, bien habillée, elle promène deux petits chiens ébouriffés qu’elle abreuve sans discontinuer d’ordres contradictoires, criés fort avec une nuance d’hystérie. Viens ! Va chercher ! Reste ici ! Attention la voiture ! Assis ! Fais le beau ! Viens voir maman ! Pousse-toi !

Si j’étais un de ces deux cabots il y a longtemps que je l’aurais mordue.

Plus loin au long de cette petite route, entre le macadam et l’eau, il y a des tentes de militaires. Je ne suis pas très sûr de ce qu’ils font là. En tout cas, à cette heure là, ils se réveillent. Leur sac de couchage est encore dans l’herbe. La kalachnikov de travers autour du cou, ils vont pisser dans les hautes herbes en rotant puissamment. D’autres assis dans une chaise pliante discutent le bout de gras avec un civil de passage. Ils sont diablement moins intimidants que ceux du soir, qui sentent la bière à plusieurs mètres et parlent haut dans l’obscurité.

A ce stade, je suis très rouge mais bien réveillé. Sur la fin de mon premier tour, je croise encore une libanaise aux cheveux voilés, venue marcher ici pour commencer sa journée. Elle est toute pimpante dans son jogging rose vif.

Et puis je repars pour une nouvelle boucle. Les mamans sur le trottoir, le dragon et ses deux chiens, les militaires et la libanaise rose repassent l’un après l’autre. Le temps que je fasse mon tour ils se sont déplacés légèrement et ont perdu un peu en substance ; car à la longue, la course à pied transforme ton environnement en décor fluide et les passants en figurants sans épaisseur. Je suis au Congo et loin du Congo, presque complètement dilué dans l’air qui chauffe doucement ; tout passe autour de moi et comme à travers moi. Seuls restent accrochés dans ma mémoire les constantes de ce petit voyage circulaire, refrain familier de mes courses matinales, libanaise, dragon, clébards, mamans, sandouiches,

et militaires.

lundi 29 novembre 2010

37 - Au Canadien















A côté du rond-point Huilerie, dans une ruelle non goudronnée aux trous aléatoires, il y a un immeuble de parpaings crus qu’on croirait encore en construction. Il abrite les quelques chambres d’un hôtel borgne et, tout en haut, le Canadien.

Ce Canadien-là n’a ni casquette à oreilles, ni chemise à carreaux et il est, sans doute possible, tout à fait congolais : c’est un bistro. Avec deux copains, on y vient régulièrement pour jouer au billard. C’est une vaste salle au sol en ciment, que de grandes ouvertures non vitrées ouvrent à tous les vents. Sur le côté de la pièce trônent trois tables chinoises perpétuellement entourées de joueurs et de buveurs.

Le rituel de l’arrivée est toujours le même. On monte les escaliers gris et glauques, dans un flot de plus en plus puissant de musique. On entre. On achète quelques pièces et une bière au comptoir. Puis on s’approche des tables. Sous l’ampoule nue placée directement au-dessus des billards et qui accentue les ombres sur les visages, les joueurs tournent dans un ballet bien réglé. J’aime beaucoup leur petit théâtre. Lorsque vient leur tour, ils jaugent d’un coup d’œil assuré la situation, le visage aussi inexpressif que s’ils jouaient au poker. On croirait presque qu’ils s’ennuient. Puis dans un geste coulé ils calent leur queue sur un pouce conquérant*, l’œil soudain intense et précis, indifférents aux nombreux regards qui pèsent sur eux. Et ils jouent. Le tapis bosselé s’anime dans une petite explosion de trajectoires multicolores. L’adversaire récompense un joli coup par une petite tape du plat de la main sur le rebord de la table.

Alors, si tu veux jouer, tu poses ta pièce sur le billard. Cela revient à lancer un défi au vainqueur de la partie en cours, et c’est un acte de virilité et de courage. Car lorsque c'est ton tour, tu te retrouves dans la lumière, seul contre un type qui, parfois, occupe la table depuis deux heures (Darwin appliqué aux troquets kinois : seuls les forts survivent). Tu frappes ta première bille et, penché au-dessus du billard, tu sens le poids des regards dans ton dos. Chaque coup que tu joues est observé de près, commenté sans complaisance. Une erreur déclenche un coup d’œil amusé, une deuxième quelques rires, une troisième des quolibets. Un soir que je me faisais battre à plates coutures par un des magnats du bistro, on m’a demandé si j’avais oublié mes yeux à la maison.

C’est dur. Les habitués regardent en rigolant le grand type blanc dont on dirait qu’il joue avec les pieds. Mais on discute un peu, et on se tape dans la main, on se dispute pour savoir qui a posé sa pièce en premier, on se félicite d’un coup réussi. On interagit autour d’un des seuls jeux qui soient aussi accessibles aux congolais qu’aux expatriés. C’est précieux dans un pays où les deux mondes se croisent si peu, séparés qu’ils sont par leurs préjugés et leurs modes de vie...

Cinq cent balles la partie, mille deux cent la Primus ; les mondes s’entrechoquent comme les billes sur la table. C’est la Rainbow Nation du tapis vert.

*Que celui qui n’a jamais pouffé bêtement à propos d'une queue de billard me jette la première pierre

vendredi 19 novembre 2010

36 - Ailleurs



















[Carte trouvée . Cliquer dessus pour la voir en grand]

J’aime bien cette carte. On y touche un peu du doigt l’échelle du monde.

Ce n’est pas comme si au quotidien il paraissait si grand, le monde. Le matin j’écoute l’Afrique sur RFI. Depuis mon bureau kinois, je travaille avec Paris. En rentrant je peux discuter avec un pote à Phnom Penh, jouer au go avec un inconnu brésilien, lire les nouvelles du Hindu. Comme ça, sans bouger. C’est comme si j’avais mille oreilles dans mille endroits.

Agréable illusion, mais illusion tout de même : je n'ai pas quitté le Congo depuis deux mois, et déjà tout ce qui n’est pas Kinshasa m’est un peu moins vrai, un peu moins dense. Je sais qu’il y a encore des endroits où il fait froid ; je sais qu’à 6000 km de cette table où je vous écris il y a Paris, ses bistrots non-fumeurs, ses clochards, son Grand Palais et son absence totale de flamboyants en fleur. Je sais qu’à l’autre bout d’Internet, il y a toi qui lis ces mots, et qui vois par ta fenêtre un dehors aussi réel que le mien. Je sais tout ça mais  c'est un peu abstrait. Peut-être que Kinshasa, ville-continent dont on sort peu, enlève à tout ce qui est ailleurs un peu de réalité - elle-même en a pourtant en excès. Après quelques mois, si l’on n’y prend pas garde, l’univers se réduit insensiblement à cette petite portion de planète bruyante et colorée. 

Je trouve qu’il y a là de quoi s’étonner. On croirait voyager pour agrandir son monde, mais on ne fait que le promener avec soi. Son échelle, l’expérience vraie de sa grandeur, nous échappent. C’est probablement mieux comme ça. On en mourrait d’insignifiance.

La nuit tombe. Les néons s’allument dans les bureaux. Les collègues partent un à un. On entend par la fenêtre se disputer quelques shégués. 

Ce soir, je suis partout mais je suis loin. 

vendredi 12 novembre 2010

35 - RFI



















Le matin en allant au boulot, on écoute RFI.

La voiture file sur l’avenue de la Justice, pilotée avec dextérité par un des chauffeurs de l’agence. Mon collègue A., un burkinabé interminable dont la tête dépasse du siège, est à sa droite et moi je suis derrière. Les grands mimosas et les flamboyants de l’avenue sont en fleur, ils explosent en jaune et rouge de chaque côté de la voiture et déposent sur le bitume de petits tapis colorés. Il fait frais, il fait bon, la lumière est claire sans être crue : le soleil, pour l’heure, réserve ses violences.

Tous les trois à l’unisson, nous écoutons des voix africaines lire les informations du jour. On voyage beaucoup. Le Sahara grignote le Burkina ; le Tout-Puissant Mazembe bat l’Espérance de Tunis par 5 à 0 ; Michel Houellebecq écoute Salif Keita ; les gesticulations de Nicolas téléscopent les élections guinéennes et les escrimeurs français les Jeux Panafricains. On apprend également qu'Omar Bongo possède en France 17 limousines. Il n’en est pas moins mort. Il est sans doute, comme disait Coluche, le plus riche du cimetière.

Depuis notre bulle ronronnante, nous nous laissons bercer par les soubresauts du continent. Oubliant un instant les nouvelles, je me rappelle l’Afrique, vue depuis le 20 heures de TF1. On n’y voyait que des kalachnikovs, des séropositifs et des enfants malnutris. Où étaient donc passés les autres ? Où étaient les mamans, les mineurs, les boulangers, les médecins, les entrepreneurs, les Haoussa, les Bambara, les Mongo, les fleuves, les sportifs, les forêts, les griots, les poètes et les vélos* ? N’est-ce pas la plus grande bêtise de la France post-colonialiste que d’ignorer sans discernement ces richesses ? De n’y plus voir que des guerres meurtrières, d’encombrants immigrés et des contrats miniers ? Cela me désole.

Peut-être il faudrait vendre à nos chaînes de télévision un reality show africain. Paris Hilton y mangerait des vers de palme dans une cahute sans électricité des bas-quartiers de Ouagadougou. La StarAc chanterait à l’église du réveil et Alain Bernard traverserait le Niger à la nage, poursuivi par des hippopotames. Il y aurait une course en sac dans les champs de mines du Mozambique. On lâcherait Jean-Luc Delarue dans un quartier à shégués de Kinshasa, entièrement nu à l’exception d’un slip en billets de 100 dollars. Le gagnant repartirait avec les limousines d’Omar Bongo. Ce serait formidable.

En attendant, j’écoute le chroniqueur Mamane fustiger sur le mode clownesque la gourmandise des présidents. Sur RFI, l’Afrique est immense et riche et compliquée, aussi vivante que toi et moi, aussi belle que le Morbihan à l’automne, aussi injuste que les expulsions des Roms. Ouais, papa : sur RFI, l’Afrique, en-tout-cas-vraiment, on l’entend bouger tous les matins.

*J’ai compris depuis : il étaient dans l’Afrique Enchantée.

vendredi 5 novembre 2010

34 - Elégances


 [Suite de la chronique brazzavilloise, commencée ]

Chez Maman Ro, c’est une maison ceinturée d’un petit jardin, qu’éclairent quelques lanternes sur des tables métalliques. Des bananiers, des manguiers, des safoutiers surveillent l’ensemble dans un silence recueilli.

Elle vient à notre rencontre devant son restaurant, ample, souriante, sobrement mais joliment habillée. Nous installe et nous apporte à boire, puis s’assoit à notre table avec le plus grand naturel du monde pour discuter du menu. Il n’y a pas de carte ; le plat du jour est le même tous les jours : salade de moringa – plante médicinale aux trente vitamines et trois cent vertus ; likou grillé en sauce blanche ; brochettes de bœuf ; bananes plantain.

La commande passée, elle part lancer le dîner, s’affaire une demi-heure, puis revient avec les plats. Il n’y a pas d’autres clients alors elle se rassoit. Elle évoque Kin et Brazza, le Congo, l’Europe, la guerre civile, les plantes et la modernité, s’interrompant de temps en temps pour vérifier qu’on mange bien tout. N’allez pas croire qu’elle s’impose, non : elle reçoit. Comme si elle n’avait attendu que nous. Avec un naturel, une bienveillance, une élégance simples que je n’avais jamais vus ailleurs.

A la fin du  dîner, elle nous raccompagne. Elle fait quelques pas avec nous dans la rue puis nous embrasse. On s’en va en pensant à la Jeanne de Brassens, qui lui ressemble.

Le reste du week-end est consacré à la chasse au sapeur.

Les sapeurs s’appellent comme ça parce qu’ils appartiennent à la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Pour ces congolais, kinois, brazzavillois ou exilés à Paris, se fringuer est un art de vivre et une philosophie. Aussi, sur le site d’un des représentants de la confrérie, peut-on lire ces mots sublimes : « Le sapeur est avant tout narcissique, boudeur, pompeux, idéaliste et sophiste ». On voit par là qu'il a aussi le sens de la formule.

A la recherche de ces fous merveilleux, de rencontre en rencontre, nous suivons comme dans un jeu de piste les lieux qu’ils fréquentent, avec un succès relatif : la belle saison des sapeurs, c’est le mois d’août, quand les parisiens redescendent au pays avec dans leurs bagages des kilos de costumes de marque et de pompes Cuir Véritable.

C’est finalement à la Main Bleue que nous croisons la route de quelques sapologues. Ils ont un costume impeccable, une chemise impeccable, des pompes de luxe, et une cravate coordonnée au petit mouchoir qui sort de leur poche ; petite explosion de couleur sur le classicisme de l’ensemble. On ne voit pas leurs chaussettes mais on sait qu’elles sont, elles aussi, à l’unisson. Ils se succèdent sous l’objectif d’un photographe, dressés comme des coqs de combat, une jambe fièrement projetée vers l’avant, une main qui remonte le pantalon pour mettre en valeur la basse croco. Puis ils dansent, avec classe, ostentation et modération : une danse qui se regarde danser.

Je les trouve profondément touchants. Ils promènent leurs costumes Pierre Cardin dans la touffeur des avenues comme s’il ne faisait même pas chaud, comme si les baraques décrépites étaient des hôtels particuliers et les gamins de la rue des photographes de mode. Ils marchent comme si la ville était à eux et la ville, en retour, les regarde. Sophistiqués, superbes et généreux, ils écrasent dédaigneusement la bouillasse et les préjugés sous la semelle de leurs Weston. Ce n’est pas un bras d’honneur au destin : c’est l’orner d’une cravate de soie, ce qui est à la fois plus difficile et plus beau.

Assis avec ma belle derrière une bière Ngok, je les regarde sans fin avec un amusement mêlé d’admiration. Je ne sais ni danser ni même marcher convenablement ; je ne maîtrise aucune des subtilités de la Trilogie des Couleurs ; ma fringue la plus originale est un boxer short gris. Soudain, dans mon bermuda poussiéreux, je me sens fruste, presque vulgaire. 

L’Afrique, décidément, a des élégances qu’on ne sait pas assez. 

dimanche 31 octobre 2010

33 - Et au milieu coule une rivière
















Voilà plus d’un siècle que Brazzaville contemple Kinshasa par-dessus les quatre kilomètres du fleuve Congo. Ce sont, paraît-il, les capitales les plus proches du monde.

Pour nous, vue du côté kinois, Brazza se limitait à un rivage urbain, dominé par un clocher de cathédrale et une haute tour de verre à la forme excentrique. En dix mois à Kinshasa, nous ne l’avions jamais vue de plus près. Nous avions fini, confusément, par la considérer comme un décor de carton pâte posé de l’autre côté de l’eau.

Nous sommes donc presque un peu surpris, en débarquant, de constater que ce décor est fait de vrai béton et de vraies rues, et peuplé de vrais congolais (pas ceux-là, les autres).

Le beach brazzavillois ressemble à son voisin kinois. Mêmes installations décrépites, mêmes énormes registres remplis à la main par les officiers d’immigration, mêmes longues attentes, mêmes pinailleries stériles. Au total, le trajet Kinshasa-Brazzaville prend plus de deux heures. Soit une vitesse moyenne de deux kilomètres par heure. Un escargot irait plus vite, s’il savait nager.

Brazzaville, c’est un peu la petite sœur sage de Kinshasa. Dix fois moins d’habitants, des routes un peu meilleures, des lampadaires un peu plus nombreux, des rues un peu moins cradingues. On s’y promène tranquillement de jour comme de nuit. On n’y croise pourtant pas un seul blanc dans la rue. Ils sont tous en voiture.

Et on y fait facilement des rencontres.

M. Sylvestre Mangouandza est le Vice-Président de l’Ecole des Peintres de Poto-Poto, ce qui lui fait beaucoup de majuscules sur sa carte de visite. L’école fut fondée il y a soixante ans par un peintre français nommé Pierre Lods, en pleine colonisation, avec cette idée révolutionnaire à l’époque : la création artistique africaine était en train de s’occidentaliser, donc de mourir. Il fallait construire un lieu d’expression où les artistes pourraient accéder au matériel nécessaire et peindre sans contraintes, sans règles, sans influences extérieures, leur « africanité ». Ce qu’ils firent, avec un succès international conséquent qui s’effondra avec la guerre civile.

Cela donne à réfléchir. Quoi de plus beau qu’une école de la liberté?

Ah, et aussi : quoi de plus utopique ?

L’Ecole est toujours là. C’est le même petit bâtiment qui abrite les artistes et leurs toiles, entouré d’arbres qui font un rempart contre la rue et son activité frénétique. Dans cette galerie trop étroite, les tableaux recouvrent les murs et s’empilent dans les coins. L’Afrique jaillit des toiles dans un kaléidoscope inégal de scènes de village, de peintures abstraites, de portraits mystiques, de street art porté sur toile. Il y en a pour tous les goûts et de toutes les couleurs*.

Assis sur la terrasse, Monsieur Sylvestre boit une Primus en compagnie de ses peintres. Si l’on veut, on peut causer avec lui, très simplement, de Kinshasa (« Kinshasa ? C’est un continent… »), de la peinture (« Moi la peinture, je la fume »), des dernières expositions de l’Ecole et du quotidien brazzavillois. A l’ombre d’un bananier. Loin des chichis de Beaubourg et des Technikartistes.

On repart sans toile : pas le courage de négocier. Peut-être nous reviendrons pour ces grandes silhouettes peintes au bord du fleuve à grands aplats mauves et bleus, et qui font un peu penser à un tableau de Nicolas de Staël.

En attendant, on va manger chez Maman Ro.
[A suivre]

*Un tout petit aperçu ? C'est là !


vendredi 29 octobre 2010

32 bis - Kinshasa Yacht Club

Poso eleki nazalaki na mosala ebele. Nakoposter lobi kaka. Mpo na kozela na kimia... Photo mwa moke !
[Kocliquer na image mpo na kotala yango version ya monene]





vendredi 22 octobre 2010

32 - Au zoo




Êtes-vous déjà allés voir Staff Benda Bilili ?

Si non, allez-y, le film vaut son pesant de béquilles. Si oui, alors vous avez dû y apercevoir le zoo de Kinshasa. Curieux de voir ce que cela donnait en vrai, nous l’avons visité l’autre jour.

Depuis l’entrée du zoo on aperçoit, par-delà la grille rouillée de l’entrée, un grand terrain vague et vert, peuplé d’arbres, de familles congolaises et de shégués. Derrière la grille, deux types assis sur un tabouret de bois tiennent lieu de guichet d’entrée. Puis l’on s’avance sur l’étendue herbeuse et l’on aperçoit les cages. Elles ont la forme de petites maisons grillagées avec un toit pointu. Certaines sont cabossées, d’autres sont vides. Toutes sont noirâtres comme si on les avait passées au goudron.

Dans ces thurnes dégueulasses survivent des animaux.

Ce sont les singes qu’on voit d’abord. Hirsutes, maigres et maladifs, ils perdent leur pelage par plaques entières. Ils font penser à ces peluches que l’on retrouve dans les greniers, au fond d’un carton plein de vieilleries, dont les coutures se défont et auxquelles il manque un œil. Ils déambulent nerveusement dans leur cage trop petite, à pas silencieux et rapides, interminablement.

Non loin de là se trouve la mare au crocodile. Le brave reptile, vieux et aveugle, roupille dans l’eau en attendant on ne sait quoi. On se demande à quoi il pense. Pour cinq cent francs un gardien rentre dans l’enclos et le cogne à coups de balai pour lui faire ouvrir la gueule. Telle est la supériorité de l’homme sur la bête.

Puis il y a les léopards, qui sont très importants car ils sont l’animal-totem de la RDC, prêtent leur nom à l’équipe nationale de foot, et ont longtemps surmonté le crâne du roi Mobutu sous la forme d’une petite toque. Mais allongés sans mouvement dans leur cage souillée, ces léopards-là sont à leurs congénères sauvages ce que Kinshasa est à l’idée du Congo : un alter ego gris et déglingué, sale, pelé, imprévisible. Avec des yeux verts intenses et fascinants.

Un peu plus loin sur la droite, un marabout dans un enclos. L’immense oiseau a une aile cassée. Son long bec conique lui donne l’allure cauchemardesque des médecins du Moyen Âge. En face, dans un petit enclos fermé, un couple de civettes a deux trous rouges à la place des oreilles.

Le plus singulier dans cette cour des miracles animalière, c’est l’ambiance bon enfant de dimanche-après-midi-en-famille qui y règne. Les familles congolaises déambulent dans le zoo, entourées de petits groupes d’enfants remuants qui embêtent les animaux en passant des bâtons à travers les barreaux de leurs cages. Le marchand de glaces pousse au milieu d'eux sa carriole rouge surmontée d'un petit klaxon qui fait "pouêt". Les gens rient, s’amusent ; des amoureux assis dans l’herbe rase se racontent leurs secrets. Ce lieu qui pourrait être un décor de film d’horreur, colonisé malgré tout par une vie souriante, bruyante et colorée, vous prend des airs de Bois de Boulogne au printemps. L’ambiance n’est pareille à aucune autre. C'est comme un pique-nique joyeux dans un cimetière abandonné.

On finit par les chimpanzés. Alors même que je vous écris, un sourire me vient en les évoquant, car l’animal a le même charisme rigolo que son cousin bonobo. Mais cette aura ne suffit pas à dissiper le malaise que l’on éprouve à voir ces sympathiques bestioles tendre leurs mains gantées de cuir à travers les barreaux de leur cage, pour mendier un peu de nourriture. L'un d'entre eux fait des acrobaties pour s’attirer les bonnes grâces du public nombreux. Il a une routine bien rodée. Galipette, tendre la main. Applaudir, tendre la main. Saut périlleux, tendre la main. L’assistance jette des restes de mangue à l’animal qui les attrape au vol.

Abîmé dans la contemplation de ce tragi-comique spectacle, je ne vois pas tout de suite le shégué à côté de moi.
 
Muet, les yeux levés vers moi, il tend la main.

Le chimpanzé bouffe ses mangues. 

L'homme sur la bête, vous disiez ?

vendredi 15 octobre 2010

31c - Vive la mariée (Acte III et Epilogue)

Suite et fin de la saga commencée .

















Acte III : On n’est pas là non plus QUE pour rigoler
[Même décor et même ambiance, rapport à l’unité de lieu. Les gens assis commencent à avoir faim mais le spectacle continue]

AUGUSTIN (sémillant) : Tout ça est bel et bon, ami Onésiphore, mais nous n’en avons pas encore tout à fait terminé. Maintenant que la mariée est arrivée, il convient d’examiner la facture ! Vérifions ensemble, si tu le veux bien, que rien n’a été oublié.
ONESIPHORE : Certes. Allons-y.
 [Papa Augustin sort de sa poche un morceau de papier]
 
AUGUSTIN (déclame) : Nous disions donc, pour commencer - une montre en or, bracelet homme !
ONESPIHORE : La voici.
[Il sort un billet de cent dollars de sa poche et le donne à son assistant, qui le brandit devant le public. Applaudissements nourris]

AUGUSTIN : Un costume gris, taille 50 !
[A nouveau, le billet qui change de mains, la présentation au public, les applaudissements]

AUGUSTIN : Pour la mama, quatre wax hollandais* !
[Même jeu]

AUGUSTIN : Deux bassins et une marmite !
[On apporte cette fois les ustensiles, qui dormaient dans un coin de la cour]

AUGUSTIN : …et enfin, un étui à lunettes neuf, doublé cuir !
ONESIPHORE : Le voici.
[L’étui à lunettes apparaît et disparaît dans la poche du papa]

AUGUSTIN : Papa Onésiphore, je déclare que vous vous êtes acquittés fidèlement de la facture que je vous avais présentée. Nous voilà quittes !
[Fin de l’acte III. Ils seront heureux et auront beaucoup d’enfants]

Epilogue
C’est la fin des salamalecs. On se lève. Le petit buffet est pris d’assaut, par la famille du marié seulement car leurs hôtes ont pris soin de dîner avant la cérémonie. Pendant que les invités mangent, eux se mettent à danser sur la musique repartie de plus belle après ces longs discours. Rapidement tout le monde frétille sur la piste, et les deux familles se retrouvent hors des cols amidonnés et des raideurs du protocole. L’étiquette se dissout dans les guitares du Wenge Musica. Les jeunes, sapés de pied en cap, la casquette assortie à leurs godasses fièrement perchée sur le crâne, répètent ensemble les chorégraphies des tubes du moment. 

Nous nous éclipsons discrètement.

On ne sait trop quoi penser d’une telle cérémonie. Nous savons que la transaction qui vient de se dérouler sous nos yeux n’était pas bidon. L’argent échangé ne sera pas rendu, et personne n’en connaissait le montant à l’avance. La facture est la facture. Tous les pères de la ville la présentent au jeune homme qui demande la main de leur fille, et elle est parfois âprement négociée. On aurait même vu des mariages annulés au dernier moment parce qu'une des poules de la facture boitait.

Tout ça semble d’abord un peu trivial. Lorsque nous avons raconté la cérémonie à nos collègues congolais, plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs été surpris que nous puissions nous intéresser à ce spectacle ; pour eux tradition ennuyeuse, outrageusement protocolaire et qui manque de sincérité.

Mais à bien y penser, la sincérité n’est pas le propos. Cette façon de mettre en scène l’événement, de le théâtraliser à fond, de le jouer comme si c’était une blague, n’est-ce pas plutôt une manière délicate de distancier le sujet ? D’alléger un peu ces transactions fastidieuses ?  Quoiqu'en pensent nos collègues, je trouve qu’il y a là la une sophistication et une pudeur touchantes. Un talent très particulier pour rendre poétique le détail le plus terre à terre.

Le mariage coutumier à Kinshasa, c’est du Zola raconté par Molière.


*Les wax sont des pagnes. On les appelle ainsi parce qu'ils sont réalisés avec des cires hydrophobes

lundi 11 octobre 2010

31b - Vive la mariée (Actes I et II)

La suite promise du premier épisode, qui pour les retardataires se trouve

Acte I : Un léger souci

















[Cour d’immeuble, tables en plastique, chaises en plastique colorées surmontées de figurants colorés ; une chouette blanche tourne au-dessus des têtes. Les figurants sont en deux groupes – deux familles – qui se regardent mais ne se parlent pas. Ambiance recueillie. Au milieu de la cour, le père de la mariée et le représentant de son fiancé se font face. Leur visage est grave, comme il sied à la situation]

LE PERE (austère et solennel) : Je suis Papa Augustin, le chef de cette famille et le maître de cette maison. Qui es-tu ?
LE REPRESENTANT (avec humilité) : Salut à toi, Papa Augustin. Merci pour la parole et merci de ton accueil. Je suis Papa Onésiphore.
AUGUSTIN : Salut à toi, Papa Onésiphore. Tu viens chez moi, parmi les miens, sous mon toit. Que viens-tu faire ici ?
ONESIPHORE : Papa Augustin, je viens chercher ta fille pour la marier à mon fils Séraphin.
AUGUSTIN : Ma fille ? Ce n’est pas rien ! La connais-tu au moins, ma fille ?
ONESIPHORE : Euh, oui.
AUGUSTIN : Attends un peu.

[Il rentre dans l’immeuble. Léger brouhaha dans l’assistance. Il revient accompagné de toutes les filles de la maison, qui s’alignent au milieu de la cour devant Onésiphore]

AUGUSTIN : Papa Onésiphore, reconnais-tu ma fille Jolie parmi elles ?
ONESIPHORE (regarde attentivement) : Papa Augustin, je suis désolé mais je ne la vois pas ici.
AUGUSTIN (se frappant le front) : Ah ! Suis-je bête ! J’ai oublié de te prévenir : en fait, ma fille n’est pas là !

(Mouvements dans l’assistance. Quelques youyous isolés. Fin de l'acte I)

Acte II : A tout problème sa solution

















[Même décor qu’à l’acte un. Même ambiance et mêmes attitudes. Sur les genoux d’une des figurantes, un tout petit enfant s’est endormi]

ONESIPHORE (l’air surpris) : Jolie n’est pas là ! Mais alors, où est-elle ?
AUGUSTIN : Elle est au village, au fin fond de l’Equateur.
ONESIPHORE (véhément) : Mais ça ne va pas ! Il faut qu’elle vienne ici !
AUGUSTIN : Aucun problème ! Seulement…
ONESIPHORE : Seulement quoi ?
AUGUSTIN (l’air malin) : C’est qu’il faudrait lui payer le billet d’avion.
ONESIPHORE : Le billet d’avion ? Mais cela coûterait les yeux de la tête ! Vous avez le fleuve, là-bas en Equateur. Ne peut-elle pas venir en pirogue ?
AUGUSTIN : Bon, va pour la pirogue. Mais il faudra bien payer pour l’embarcation…
ONESIPHORE : Ca va, ça va, je paierai. Appelons-la !
AUGUSTIN : Attends, pas encore. Qui va pagayer ? Ma fille ? Pas question qu'une fleur délicate comme elle use ses mains sur le bois des rames. Il faudrait engager quelqu’un...
ONESIPHORE : Je paierai aussi cela. Pour l’ensemble je te donne 500 dollars
AUGUSTIN : Bon. A ce prix-là ça ne sera peut-être pas très confortable mais ça ira. Allons la chercher !

[Quelques femmes disparaissent dans la maison. Une musique préparée à l’avance sature les enceintes. A nouveau le tapis rouge de pagnes sur le sol, à nouveau le cortège des femmes qui attend la mariée en poussant des cris et en dansant. L’attente dure un tout petit peu plus qu’il ne serait nécessaire et l'excitation retombe légèrement. Des enfants apparaissent au balcon du premier étage de temps en temps pour faire signe à la l’assistance de patienter encore un peu. 

Enfin la mariée sort, vêtue d’une robe bleu sombre, tellement pailletée qu'on dirait une boule à facettes. Son expression de sérieux la ferait presque paraître triste. Trop montrer ses émotions n’est pas le genre de la maison. Autour d’elle, sous un léger crachin de billets de 500 francs, un tourbillon de gestes, de cris, de portables brandis pour prendre une photo alors qu’elle rejoint le représentant du marié et s’assoit finalement à côté de lui. Lent retour au calme. Fin de l’acte II]

vendredi 8 octobre 2010

31a - Vive la mariée (Introduction)


Il est debout au milieu de la cour d’immeuble, grand, maigre et élégant dans son costume noir. Il considère, de derrière ses petites lunettes rondes, l’assistance endimanchée qui l’entoure, assise sur des chaises en plastique bleu et jaune (dont certaines nous bénissent). Il se tient un peu voûté. Il dégage l’assurance du vrai patriarche. Ce soir, papa Augustin marie sa fille Jolie.

Nous considérons la scène depuis un coin de la cour en quêtant des informations sur ce mariage coutumier, auquel nous avons été invités au dernier moment par une amie. Qu’est-ce qu’il se passe ? Rien, on attend la famille du marié qui doit arriver d’un instant à l’autre. Qui est le marié ? Il vient d’une famille du Kasaï. Ah ? Mais ce n’est pas grave que la mariée soit une Mongo de l’Equateur ? Non, le papa est tolérant. Et où vont-ils s’installer alors ? Chez le mari, qui est en Afrique du Sud depuis quelques années. Mais alors, cela lui fait un long voyage pour venir jusqu’ici ? Non, il ne sera pas là ce soir : il se fait représenter. 

Ah bon.

Alors, on attend.

La famille du marié tarde à arriver. Quelques fausses alertes précipitent les femmes dans un désordre hurlant vers le portail de la cour. Une poignée de mamans passe le temps en dansant, hilares, sur le ndombolo que crachote une vieille enceinte perchée sur une plateforme. On boit une bière. Une chouette blanche survole la cour, emportant avec elle un rat qui n’a pas eu de chance. Le temps est aussi élastique qu’une mauvaise chikwange.

Et puis, soudain, ils arrivent. Un flot de youyous déchire l’ambiance paisible de la scène. Un groupe compact se jette vers l’entrée. On étale des pagnes sur le sol en guise de tapis rouge et forme - on ne sait comment - une haie d’honneur bariolée sur le passage des nouveaux arrivants. C’est une folie d’enthousiasme et de mouvement. Les hommes marchent à l’avant du cortège en portant de temps en temps la main à leur poche ; ils en sortent des billets de banque qu’ils jettent en l’air avec une mimique amusée et conquérante ; la moitié de la haie d’honneur est à quatre pattes par terre pour les ramasser. L’ambiance frise l’hystérie. Les cris, les rires couvrent la musique pourtant puissante. On n’y voit pas grand-chose et on n’y comprend rien.

Une minute plus tard à peine, on installe les hôtes sur un fauteuil déposé dans la cour. On leur apporte une table en plexiglas transparent ornée de fleurs, d’un goût tout congolais. L’excitation générale – était-elle jouée ? – se dissout d’un coup dans l’air chaud du soir. On se rassoit. Petit flottement.

On n’a toujours pas vu la mariée.

C’est là que tout commence.

vendredi 1 octobre 2010

30 - Lettre ouverte à Eric Lange


[Il y a une semaine, je suis passé dans l’émission d’Eric Lange, sur le Mouv’. Eric y appelle, depuis son studio, des gens en France  et autour de la planète. Il discute quelques minutes avec chacun, comme ça, comme s’ils étaient à côté de lui dans un bistro. Je me souviens d’avoir entendu plusieurs fois l’émission très semblable qu’il animait auparavant sur France Inter, et d’avoir beaucoup voyagé à travers ces petites tranches de vie du bout du monde.

Forcément, quand j’ai appris que j’allais intervenir dans son émission, j’ai sauté de joie : ça voulait dire que j’étais passé de l’autre côté du poste !

Seulement voilà : les quelques minutes que j’ai passées dans l’émission ont été un peu décevantes. Eric m’a abordé sur des questions idéologiques, pas inintéressantes mais parfaitement impossibles à traiter en cinq minutes.

Comme ça m'a un peu frustré, je prends ici le temps que je n’ai pas eu à l’antenne]


Cher Eric,

A l’heure où je poste ces lignes, tu es en studio. Je doute que tu aies jamais le temps de les lire, mais je m’en serais voulu de ne pas les écrire.

Je reprends donc là où nous nous sommes arrêtés vendredi dernier, je cite : « Matthieu nous lance un bon vieux débat avant le week-end : les microcrédits sont-ils efficaces ou enfoncent-ils les pauvres dans un système qui les a déjà rendus pauvres ? ».

D’abord, je n’ai rien lancé du tout… Le débat, c’est toi qui l’as lancé (après que j’aie raccroché, ce qu'au passage je n'ai pas trouvé très loyal). Mais mettons ça sur le compte de la rhétorique et répondons à la question.

1 – Les microcrédits  sont-ils efficaces ?
Non, le microcrédit n’est pas efficace en soi. Il est aussi idiot de présenter le microcrédit comme remède absolu à la pauvreté que de le dénigrer comme moyen de faire du fric sur le dos des pauvres. Le microcrédit,  c’est un instrument qui n’est efficace que si  les prêteurs font leur métier sérieusement (c’est un métier très délicat) et si les emprunteurs sont de bonne foi. Quand ces deux conditions sont là, c’est un levier formidable qui contribue à améliorer, parfois de beaucoup, la situation des clients. Quand c’est fait n’importe comment, c’est comme l’aide humanitaire appliquée sans discernement ni contrôle : ça donne n’importe quoi.

2 – Les microcrédits enfoncent-ils les gens dans un système qui les a déjà rendus pauvres ?
Ah bon ? C’est le capitalisme à lui seul qui a appauvri les africains ? Quid des dictateurs, des administrations corrompues, des sécheresses, des guerres, de l’assistanat entretenu par certaines formes d’aide, du poids de la colonisation ? Tout ça c’est le capitalisme ? Et le microcrédit serait un moyen de répandre ce grand méchant Système, source de tous les maux du continent noir ? Excuse-moi, Eric, mais même si je pense effectivement que la rapacité des états et des groupes industriels occidentaux n’est pas pour rien dans l’état lamentable de certains pays, ça me paraît téléphoné (ha ha). Et un peu dommage, aussi : j’aimais Allô la Planète parce que tu y écoutais les gens. Ils racontaient leur environnement, leurs amusements et leurs indignations, la différence, la tolérance et le grand jeu de l'adaptation. En mettant leur expérience à la portée de tous, vécue vraie vraiment par des gens comme toi et moi, l’émission cassait du préjugé. Vendredi dernier, j’ai eu plutôt l’impression que tu cherchais à en créer.

Et puis, il y a tant à raconter sur Kinshasa et nous en avons si peu parlé… Allez, je me rattrape un peu parce que ça me démange. Je te dirai que les kinois sont bien habillés même lorsqu’il crèvent la faim ; que les musiciens du Congo sont si doués qu’on les écoute partout sur le continent (et même qu’ils remplissent régulièrement le Zénith de Paris avec les congolais de la diaspora) ; qu'on n'y parle politique qu'à voix basse ; qu’au centre ville de la capitale des gamins de 12 ans traînent sur les avenues, volant à l’arraché les congolais comme les expatriés, et qu’on se demande ce qu’ils feront à 25 ans. Je te dirai qu’il y a au quartier de Kitambo un petit théâtre qui s’appelle le Tarmac des Auteurs, qui produit des théâtreux et des danseurs de grande qualité avec des moyens minuscules et un courage certain ; que le Congo est le seul pays au monde où vivent l’okapi et le bonobo ; que les églises du réveil y sévissent avec une ampleur toujours plus grande ; et qu’enfin Kinshasa est une ville charmante et sale, bruyante et généreuse, à laquelle on s’attache sans comprendre très bien pourquoi.

Voilà. Cela sort un peu de mon registre habituel dans ces pages mais depuis vendredi dernier, j’en avais envie. Sans rancune, évidemment.

Bien à toi,
Matthieu

vendredi 24 septembre 2010

29 - Out of Kinshasa

















Nous rentrons de Zambie.

C’est un drôle de voyage. On prend l’avion, puis un autre avion plus petit, puis la route, puis la piste. Au bout du chemin, un improbable camp semé de grandes tentes confortables, et au milieu un bar/restaurant. On peut y boire une bière en terrasse comme si on était rue Oberkampf, avec des éléphants à la place des voitures et des singes en guise de passants. Les girafes font les lampadaires, les platanes sont des arbres à saucisses ornés de lourdes biroutes grises et de fleurs rouge sombre. Le quartier est vraiment sympa.

Et la nature environnante est pleine de prodiges. Le vervet monkey a les couilles bleu azur. L’hippopotame promène sous l’eau son grand tonneau de corps. Entièrement immergé, il galope sur le fond de la rivière avec la grâce légère d’un astronaute sur la lune - attitude irresponsable qui ne l’empêche pas d’être socialement schizophrène. Le zèbre est pétomane ; le chimpanzé moyen est plus expressif qu’un homme barbu. Les termites cultivent des champignons dans de petites montagnes qui durent plus de cent ans. Le léopard se déguise en impala. L’enfant babouin a un parrain.

Mais moi, je trouve que rien ne dépasse en poésie l’éléphant. Il a de grandes oreilles flottantes battant lentement comme des voiles, quatre grosses pattes en porte-parapluie, des yeux doux de fille aux longs cils clairs, une grande tête placide à la peau grise de grand-mère. Il produit pensivement des bouses épaisses comme des dictionnaires en absorbant par l’autre côté des quantités formidables d’herbe fraîche, qu’il cueille adroitement avec le nez. Il est grand et gros et miraculeux, pataud, délicat et puissant. Il porte à la contemplation. Il me manque déjà.

Plusieurs fois, nous nous sommes promenés au petit matin dans le parc naturel voisin, à pied, précédés d’un guide. Sans poils, sans griffes, sans crocs, sans ailes et sans sabots, sans trompe ni venin, je me suis senti tout nu malgré mon bob Tusker*.

Le temps est plus long dans ces promenades que dans les virées en voiture, où l’on vrombit d’un animal à un autre dans le cliquetis des appareils photos. On marche un peu et l’on s’arrête beaucoup. On écoute, on touche, on goûte. Le guide lit pour nous dans les signes de la nature comme un interprète le ferait d’un texte hébreu. Les mains derrière le dos, on admire en silence un crâne de pachyderme, une plante bizarroïde, un insecte inquiétant, une trace de lion, des cacas d’animaux variés. Ça vous paraît un peu décevant ? Vu comme ça peut-être... Mais mal réveillés dans ce petit matin frileux, au milieu d’une savane toute plate aux arbres tordus, lumineuse, rose et jaune pâle, il n’y avait plus qu’une chose de vraie : on ne trouve pas de limite à la beauté du monde.

* Le bob Tusker habille les beaufs kenyans comme le bob Ricard habille mon beauf

dimanche 5 septembre 2010

28 bis - Interlude


Me voilà de retour de Zambie, chouette pays où les fleuves sont larges, les éléphants fréquents, et où les singes se nourrissent dans les assiettes des gens (la mienne, notamment). 

J'ai bien ri de vos explications. Voilà la solution : en fait, les types chassent. Quelques minutes plus tôt, on a mis le feu au champ de canne à sucre pour éliminer la paille, ce qui permet de gagner du temps sur la récolte. Et non, ça ne fait pas du caramel (mais je suis le premier à le regretter, il faut envoyer l'idée à Willy Wonka). Lorsque l'incendie décroît en intensité, ils passent entre les cannes à sucre ramasser les bestioles prises au piège des flammes. Certaines sont déjà cuites, ce qui ne gâche rien

Les ouvriers de la vidéo n'ont rapporté qu'un ragondin. Ils avaient l'air un peu déçus. 

Ce sont SiM et BA. qui sont passés au plus près de la solution, à eux revient donc la mabanga. Mais comme ils n'ont pas trouvé ce que faisaient les types, je me vois obligé de revoir à la baisse le premier prix. La mabanga sera donc délivrée par moi-même depuis mon balcon, devant un public nombreux composé du gardien Papa Victor et de son chien Whisky. Ah, et comme ce sont des kinois ils gagnent aussi une tournée de Tembo/Primus/Sucrées dans la nganda de leur choix.Bonne semaine à tous !


28 - Les mamans

 
 
Les mamans congolaises sont une belle invention. Elles sont très nombreuses au Grand Marché, assises derrière leur étalage de légumes ou leur vitrine à bijoux, avec leur pagne à la mode, leur vaste cul, leurs bras de catcheur et leur port admirable. Elles ont la parole leste, le rire qui porte ; parfois, sur leur dos, un gosse inséré dans un tissu qui passe autour de leurs larges hanches ronfle paisiblement dans leur douillette cambrure. On n’en aperçoit que la tête et, de chaque côté, deux petits pieds qui dépassent. C’est une vision qui me ravit.

On leur donne, lorsqu’elles sont enceintes, un grade militaire qui est d’autant plus élevé que leur grossesse est avancée. Je m’en suis étonné auprès d’un collègue. Il m’a ri au nez, car enfin c’est évident : une femme ne donne-t-elle pas d’autant plus d’ordres qu’elle est handicapée par son ventre arrondi ? Et effectivement, il y a un mois, nous avons reçu à l’agence la visite de la femme du directeur informatique, enceinte au huitième mois. Elle a fait honneur à son rang de Générale. 

Les mamans congolaises sont rarement inactives. Elles préparent le repas, s’occupent des enfants, balayent devant leur maison, marchent au long des rues avec sur le crâne des bassines grandes comme des marmites d’où l’on voit dépasser leur marchandise. A l’inverse, on aperçoit souvent sur le trottoir des hommes assis autour d’une table au milieu de l’activité générale. Ils jouent aux dames – douce ironie – avec des capsules de Primus, sur un plateau de fortune, en buvant de la bière. Ou alors, calés sur une chaise en plastique chinois, ils regardent passer ce temps africain qui est paraît-il plus abondant que le nôtre, et discutent avec les passants.
 
Injustice ? Peut-être. Les finesses de cet équilibre me sont cachées, et comme souvent je crois qu'il est plus complexe qu'il n'y paraît. Une chose est sûre : pendant que les maris oisifs refont le monde, ce sont leurs femmes qui le font tourner.

jeudi 26 août 2010

28 - Décrochage historique


















La saison sèche touche à sa fin. Ce sont trois mois de températures douces et de soleils pâles qui se terminent, sans une goutte de pluie. Pendant que vous pleurez la fin de l’été, je vois à regrets remonter le thermomètre et revenir les orages. On sent réapparaître chez le conducteur kinois l’agressivité qu’il avait perdue dans les rigueurs de juillet (20°C, hiver rude). Ca sent la rentrée.

En attendant la pluie, je me plonge dans Malet & Isaac. Pour ceux d’entre vous qui trouveraient ça dégueulasse, rassurez-vous : c’est un manuel d’histoire.

Il est écrit comme un roman, un long roman de mille deux cent pages qui couvre l’histoire de France de la fondation de l’empire romain à 1914. Pas besoin de se forcer : on le lit parce qu’il est bien rédigé, facile et parfois même émouvant, et parce qu’il donne le sentiment étonnant de découvrir son propre pays.

Je l’ouvre le matin en buvant le café, quelques pages vite lues ; je retombe dedans le soir avec plaisir. A  dévorer ainsi l'histoire, à grands pas, chaque soir et chaque matin, les échelles de temps en viennent à se brouiller. L’eau de la baignoire de Marat était rouge ce matin ; ce soir Napoléon sera au pouvoir. A minuit il gravira les Pyramides et demain, au réveil, il tombera à Waterloo. On le retrouvera probablement avant le déjeuner, assis sur une baleine, vêtu d’un caleçon effiloché, songeant à sa gloire passée. J’espère que les auteurs ne me décevront pas sur ce point.

Par ricochet, j’ai commencé à me demander ce qu’on connaissait de l’histoire congolaise, avant les Belges. A ce qu’il semble, la région a abrité de grands royaumes aux noms charismatiques, les Kongo, les Kuba, les Luba, l’empire Lunda. On n’en sait pas grand-chose de certain, car la tradition orale confond volontiers l’histoire avec le conte… mais je n’ai pas encore été bien loin dans le sujet. Un collègue va me prêter son livre d’histoire de lycée. Je vous raconterai ce qu’il y a dedans.

Pour l’heure, assis sur le balcon, j’avance doucement vers 1914 en prenant mon goûter. Depuis notre deuxième étage surplombant la Gombe, je vois trois mille ans s’étaler à mes pieds. Au loin Rome brûle et Constantinople rayonne, les épées brillent, les rois meurent, les nations naissent, les grands hommes passent et les petits disparaissent. On entend vaguement tonner au loin les canons de Trafalgar. Je me refais une tartine. L’histoire a goût de Nutella.

vendredi 13 août 2010

27 - Avec Jacques B.
















Il faut que je vous avoue quelque chose. Avec Mélanie, on prend des cours de danse africaine.

Les raisons qui nous y ont poussé sont simples : nous sommes en Afrique. Nous habitons un pays qui danse comme il respire. Dans les soirées, dans les boîtes, même aux excursions organisées par le boulot, tout le monde danse. Très bien. Tout seuls sur le bord de la piste, les quelques timides qui bougent la tête en cadence ont l’air de s’ennuyer un peu. Ils font peine à voir.

Alors, nous nous sommes laissé convaincre d’essayer.

Notre professeur est un chorégraphe originaire du Bandundu. Il s’appelle Jacques Bana Yanga. Un visage sérieux, taillé à la machette, percé de deux yeux noirs animés ; un corps parfaitement dessiné, un petit brillant de pacotille à l’oreille gauche, un parler confus, presque timide, une grande gentillesse. Le voir danser est un plaisir dont je ne me lasse pas. Il a des gestes étonnamment précis, épurés, qui contrastent avec la fantaisie baroque de la plupart des danses d’ici. On sent dans ses mouvements une résolution puissante et maîtrisée, une énergie énorme qu’il bride et débride à volonté.

Il s’est construit au Congo une petite célébrité. Il a voyagé un peu partout en Afrique pour y étudier les danses locales, travaillé avec des chorégraphes et danseurs européens, roulé sa bosse en France et en Belgique. Dans les spectacles qu’il monte avec sa compagnie, il mélange avec bonheur les influences diverses qu’il a tirées de ses voyages, en les assortissant d’éléments empruntés à la danse contemporaine (ce qui, au passage, peut être risqué : l’autre jour, sur la scène du centre culturel français, j’ai vu un type couvert de farine se rouler en silence dans un tas de feuilles mortes pendant plus de quarante-cinq minutes. C’était horrible).

Avec Jacques et deux ou trois autres élèves, nous nous retrouvons le samedi dans une salle moquettée de l’école américaine. Il y répète pour nous les gestes des sorciers du Kasaï, des mamans du Kivu, des fêtes de village de l’Equateur. Il nous donne ses instructions d’une voix un peu étouffée, un mot à la fois : « Bouger », « Changer », « Tout », « Droite », « Maintenant boire ». Parfois aussi, lorsque son copain Papy-le-tam-tam est absent, il scande les percussions tout en dansant. Derrière lui, dégoulinant de sueur, les cuisses en flammes, je roule du cul tant bien que mal en essayant de suivre ses mots et ses gestes. Pied gauche - les épaules comme ça - le bras en avant - rrRRrakatatam - rotation du bassin - zégé- HOP ! - pied droit - main gauche - ah non merde - pas celle là - perdu le rythme - on reprend.

C’est l’enfer. Je me heurte à des blocages tenaces, à une pudeur bête d’élève ingénieur effarouché. Qu’importe ! On progresse. On voyage. On danse le guépard, le guerrier, l’éléphant, même le poulet. On s’y oublie quelques instants. On en caquetterait presque de joie.

Car danser, finalement, c’est un peu comme l’eau de la Bretagne Nord au mois de juin : elle est bonne, une fois qu'on y est.

dimanche 8 août 2010

26 bis - Interlude

Semaine chargée, week-end aussi, je n'ai pas eu le temps de poster cette fois-ci. En attendant la prochaine, deux images du Bas-Congo (cliquez dessus pour les voir en grand). 


vendredi 30 juillet 2010

26 - Justice

 
















A Kinshasa, les agents de la circulation sont, avec les moustiques, les chauffeurs de taxi-bus et l'eau du robinet, tes pires ennemis. Lorsque la fin du mois approche, on les voit apparaître par petits troupeaux à chaque carrefour important de la ville, guettant une victime innocente à racketter. L’air condescendant, l’œil petit et fourbe, la bouche gourmande, ils sont à l’affût du moindre comportement suspect (rappelons que pour un roulage, changer de file est un comportement suspect). Ce matin encore, comme souvent, j’ai vu sur le boulevard une de leurs proies. Entourée de ces bandits, dont certains s’étaient assis dans la voiture pour négocier à l’aise, on aurait dit une vache blessée cernée par les chacals. 

Il y a cependant, sur l’avenue de la Justice – ça ne s’invente pas – un roulage honnête. Il est toujours au même croisement. Bien en chair dans son uniforme bleu poussiéreux, un sourire bonhomme fixé sous son béret réglementaire, il laisse passer d’un geste auguste de la main les Mundele et les taxi-bus, les congolais et les 4x4 de l’ONU. Comme il est pratiquement le seul agent de circulation de la ville qui ne soit pas corrompu jusqu’à l’os, c’est une petite célébrité. Tout le monde sait qu’il existe. 

Il paraît qu’un jour, un blanc est venu le voir sur son carrefour, lui a dit qu’il rentrait dans son pays, l'a remercié pour son honnêteté, et lui a donné sa voiture. Depuis, il roule en Jeep. Et tout le quartier lui fait à Noël de petits cadeaux. Bon gars honnête au milieu des vautours, c’est le flic le plus populaire de Kinshasa. 

Je vous l’accorde, on dirait une histoire édifiante du XIXème siècle. Le juste récompensé, la vertu triomphante ; tout ça pue la Comtesse de Ségur et le bon sentiment. Oui. Mais de savoir qu’il y a des choses comme ça qui arrivent, vraies vraiment, au fond, je trouve ça rassurant. Non ?

vendredi 23 juillet 2010

25 - Six mois

















Ça fait six mois déjà. Je vous passe les poncifs, c’est-long-et-c’est-court-à-la-fois-mais-oulàlà-c’est-passé-vite-parce-qu’on-a-fait-et-vu-tant-de-choses. C’est vrai mais pas très intéressant, et puis je vous ai déjà bassinés avec mes expériences.

Tiens, pour changer, je vais vous importuner avec quelques trucs que je n’ai PAS fait.

Six mois déjà, et je n’ai attrapé, Inch’Nzambe, ni malaria, ni encéphalite japonaise, ni méningite, ni fièvre jaune, ni bilharziose, ni gale, ni peste, ni amibes, ni ebola, ni poliomyélite, ni rage. Encore moins des rematism ou une sho de pis. C’en est presque un peu frustrant, toutes ces belles maladies qui vivent au Congo et qui ont décidé que je ne les intéressais pas. Mon système immunitaire sent le gaz ? Il a un bouton sur le nez ? Une tache de café sur la cravate ? Ah non ça c’est Jean de Dieu Bompeta Professionnel avec qui j’avais rendez-vous tout à l’heure.

Six mois et je n’ai toujours pas goûté à ces très gros asticots qu’on voit grouiller dans des bassines, sur les étalages des marchés. Leurs anneaux blanchâtres et boursouflés sont, paraît-il, remplis de protéines. Ce sont les protéines les moins enviables du monde. Je vais peut-être laisser passer six mois de plus.

Six mois et je n’ai donné aux militaires qui gardent l’entrée de ma rue ni sucrée, ni cadeau, ni café, ni symbole, ni petit quelque chose, ni petit rien, ni coupe-faim – pas un rond, quoi – et ce malgré leurs demandes quotidiennes. Je sais qu’ils ne sont pas payés, ou alors rarement, et qu’ils ne vivent pas bien. Ne rien leur donner, c’est préférer un principe (la corruption c’est mal) à la réalité immédiate (oui mais lui, là, il a faim). Au fond, c’est un peu con. Je me demande s’ils préfèrent un refus souriant en lingala à un bakchich condescendant en français. C’est peut-être un peu fleur bleue. Un refus gentil ne se mange pas.

Six mois et je ne me suis jamais ennuyé à un concert. Je ne m’en lasse pas. On s’habitue à tout ici, au bruit, aux couleurs, à la poussière, à l’ambiance générale de non-droit bordélique, même aux shégués ; tout ça finit par faire partie du paysage. Mais les musiciens, Mama na ngai, quand je les vois c’est toujours la même magie. Cette musique et ces ambiances, ces danseurs et ces costumes de scènes improbables, et surtout cette guitare aigüe qui se promène en pirouettant au-dessus des exclamations rythmiques des chanteurs – sebene ! - font partie de ce que ce pays a de plus beau et de plus profondément vivant. Allez, tiens, je vous en remets une louchée :


Moi, en six mois, je n’ai jamais fait l’admiration de tous par mon déhanché provocateur, mon Moonwalk ou mon art du Mutwashi, quoique j’y travaille assidûment. Peut-être est-il temps que j’abandonne l’idée ?

Six mois, et je n’ai jamais réussi à laisser passer trois jours sans aller voir les statistiques de ce blog. Mon plus grand plaisir, c’est la Synthèse Géographique. Elle est pleine d’énigmes. Qui donc me rend visite depuis l’Afrique du Sud ? Le Brésil ? L’Arabie Saoudite ? La Hollande ? Amis voyageurs ou visiteurs de hasard ? Si vous me lisez, s’il vous plaît, dénoncez-vous. Il ne vous sera fait aucun mal.

Tout ça devient un peu décousu. Allons à l’essentiel : ça fait six mois que je suis là et je crois que je ne suis jamais parvenu à organiser quoi que ce soit qui ne subisse changement, retard, abandon, torsion, panachage, imprévu. C’est comme ça. Tu t’y fais ou tu t’en vas.

Très blanc et un peu perdu au cœur des écoulements turbulents de cette ville unique au monde, je déteste chaque jour sa poussière, son bordel, sa violence. Mais tiré en avant par ses mystères, je découvre des profondeurs que je ne soupçonnais pas et, les sondant comme je peux, saisis parfois au bout de ma ligne de tout petits repères. J’attrape par miettes infimes les rouages d’un immense théâtre que je croyais incohérent. Et je tombe amoureux de cette Kinshasa moche et pleine de charme que je n’apprivoiserai jamais. Pourquoi ? Ah… Je ne sais pas.

C’est compliqué.

vendredi 16 juillet 2010

24 - Pèlerins


















A l’Est de Kinshasa, un peu à l’écart de la route encombrée de l’aéroport, s’élève un haut promontoire. Culminant au-dessus des autres collines qui plissent la région de la capitale, il porte beau ses 710 mètres et son nom rigolo : les kinois l'appellent Mont Mangéngéngé.

Nous sommes partis avec un couple de copains l’escalader dimanche dernier. Pour l’atteindre, il faut parcourir 10 kilomètres de piste sableuse, de chaque côté de laquelle poussent des herbes rases, quelques acacias, et des petites baraques de parpaings nus. Il se dresse au bout de la piste, présentant au distant fleuve Congo qui serpente à l’horizon ses flancs escarpés, verts et blancs. A son pied, une petite cahute vend des bâtons de marche, alignés sur un présentoir de fortune. Le rituel est délicieux : il faut (ce n'est écrit nulle part mais comment faire autrement ?) en choisir un, le soupeser, tester son équilibre et sa rigidité, se décider finalement pour un autre, regretter sa trahison, revenir au premier, et puis, muni de son bâton tout frais, se mettre en marche.

C’est un calvaire qui court au flanc du mont, jalonné de grands crucifix blancs numérotés. Sableux, il monte en pente très raide. Sous le soleil pourtant voilé de juillet, on transpire vite à grosses gouttes. Montée, pause, montée, pause, poussière dans les chaussures et dans les poumons. Une grosse corneille nous précède de station en station. A chaque nouvelle étape, elle nous attend perchée sur sa croix blanche comme un mauvais présage. Du sommet qui se rapproche doucement nous parviennent, portés par le vent, les notes distantes d’un cantique à plusieurs voix.

On arrive en haut par des marches irrégulières taillées dans le calcaire. C’est une crête large et aplatie où poussent quelques arbres. Quelques squelettes de huttes en bois y tiennent encore debout, sans mur ni toit. A nos pieds, un paysage embrumé de collines rases. On n’y distingue ni la ville, ni le fleuve ; sur le plateau il semble n’y avoir personne. Mais on entend, nettement à présent, les voix qui s’élèvent autour de nous. Car le Mont Mangéngéngé est un lieu de pèlerinage. De nombreux kinois viennent y prier régulièrement et, comme à l’église du réveil, ils le font à tue-tête. Ce sont des litanies longues et monotones, des chants, des invectives, des hurlements où perce une pointe d’hystérie. Dans cette cacophonie frappante on distingue, omniprésent, le nom de Dieu.

Cherchant un endroit tranquille pour avaler notre pique-nique, nous parvenons à une esplanade où se dresse un grand calvaire. Assis à l’ombre d’un manguier, un homme au teint clair nous souhaite la bienvenue. C’est le pasteur d’une église du réveil, venu prier ici, dit-il, car Dieu le lui a ordonné. Tout en mangeant avec appétit le pain que nous lui offrons, il attaque: pourquoi sommes-nous venus ? Quelle est notre religion ? Voulons-nous parler de Dieu ? Nous éludons courtoisement ses questions mais il se fait insistant. Ne sommes nous pas frères ? Puisqu’il a partagé notre repas, pourquoi ne pas le laisser nous nourrir à son tour ? Devant notre refus poli, son sourire disparaît et l'on sent monter dans ses paroles une touche d’agressivité. Il déploie des trésors de rhétorique pour nous prouver que nous devons l’écouter. Mais il finit par commettre une erreur…
- Vous êtes dans la maison de Dieu, dit-il. Puisque je vous reçois ici, il serait malséant de votre part de   refuser ce que j’ai à vous offrir !
- Papa, pardonnez-nous mais vous qui êtes africain, vous connaissez les lois de l’hospitalité. Un bon maître de maison, lorsqu’il reçoit chez lui, il n’impose pas : il propose. Non ?

Ca lui coupe le sifflet. Avec un sourire faux, il plie bagage et s’en va, à la recherche peut-être d’une âme plus facile à sauver. Autour de nous, les cris mêlés des pèlerins montent moins nombreux vers le ciel blanc. C’est peut-être l’heure de la sieste.

Alors que nous nous préparons à partir, nous sommes abordés par une jeune femme qui tient dans ses bras une toute petite fille. Elle vient à nous et nous parle, dans un mélange rapide et confus de lingala et de français. Elle nous a vus en rêve, la nuit précédente. Je vais avoir des jumeaux. Mélanie recevra beaucoup des mains de Dieu. Notre ami a des problèmes d’argent mais ça ne durera pas.

Et puis nous descendons.
Peuple étonnant dont le malheur fait des prophètes et des sorciers…

vendredi 9 juillet 2010

23 - Les cigales


















Nous avons découvert les Washiba quelques semaines après notre arrivée à Kinshasa. Mené par trois anciens acteurs fous à lier, le groupe mêle les influences les plus diverses, musique traditionnelle de leur Kasaï d’origine, funk, afrobeat, reggae, rumba, dans un brouet exubérant des plus sympathiques.

Leurs concerts sont un bonheur sans mélange. Ils arrivent sur scène, une petite dizaine de musiciens drapés dans des costumes années 70 aux couleurs violentes et aux reflets satinés. Ils sont toujours affublés de perruques afro : pour un groupe dont les membres sont tous aussi crépus que congolais, c’est une petite pirouette qui me réjouit beaucoup*. Evidemment, ils sont ridicules dans cet accoutrement, mais ils ne le restent que le temps de monter sur scène et de lancer le spectacle. Car alors tout s’anime. La scène prend vie. Ils jouent, ils rient, ils dansent, ils rappent, ils chantent, ils débitent avec sérieux des histoires invraisemblables, et tout à coup ils ne sont plus ridicules du tout : ils sont un mélange curieux de drôle et de superbe, de  grotesque et de gracieux.

Au milieu, il y a Moïse. C’est un homme corpulent avec des membres épais comme des troncs d’arbre et une large tête aux traits expressifs. Il danse avec une agilité surprenante pour son gabarit, des petites chorégraphies parfois improvisées avec ses compères du devant de la scène. Volubile et puissant, le regard habité, il a le charisme un peu inquiétant d’un sorcier. A côté de lui, un autre chanteur, petit et longiligne avec une bouille de cinéma. Il a l’air endormi et l’expression hilare du fumeur de chanvre. Il danse aussi très bien, avec des mouvements du bassin qu’on croirait impossible chez un être humain normalement constitué. Il a l’air d’être monté sur roulement à billes. Autour d’eux, des musiciens solides et survoltés.

Tout ce petit monde joue une musique complexe, pleine de surprises, de changements inattendus, de feintes, de petits mystères. Il y a là un univers riche fait de personnages et de faits étonnants. Ils chantent l’Homme de Kitokimosi et la Grève du Sexe (sans contorsions). Ils chantent des contes extravagants, dépeints avec force gestes, arabesques rhétoriques et vannes en lingala qui font rire le public aux éclats. Et ils dansent la chorégraphie stupide dite de l’Embrayage, qui m’enchante tout particulièrement (voir la vidéo ci-dessous).

Les Washiba ont clairement quelque chose. Du talent, du charisme, un propos. Un univers loufoque et foisonnant. Et, ce qui est rare, de l’autodérision à revendre. Nous sommes allés les voir en répétition dans la maison familiale en construction de Moïse, au quartier de Limete. Ils y jouent avec les moyens du bord. Le batteur tape sur une caisse de bière, un caillou et un balai. Quelques guitares, une basse acoustique antédiluvienne. Pas d’ampli. Hors de leurs costumes de scène, sous les yeux de leurs enfants et du petit public venu leur rendre visite, ils travaillent. Ça donne ça :


Ils galèrent. Ils avancent comme l’immense majorité des artistes congolais : comme ça peut. Ils répètent dans les parpaings crus en attendant la gloire, avec un enthousiasme rigolard et communicatif.
 
La capitale regorge de tels histrions, dont beaucoup n’ont pas le renom croissant des Washiba. Ils jouent dans les petits bistrots ou aux terrasses des cafés, montent des pièces de théâtre ou chorégraphient des spectacles de danse avec les subventions qu’ils peuvent trouver. Ils y tournent en dérision l’Etat, les roulages, la dureté du quotidien. Improductifs et nécessaires, ce sont de vraies cigales : ils chantent l’estomac vide, avec une constance et un engagement qui forcent le respect.

* Parce que c’est comme un schtroumpf peint en bleu. Ou Brassens avec une fausse moustache. Ou un crapaud déguisé en Jeanne Moreau