Quelque part dans Brazzaville, il y a le marché Dragage. Il se tient la nuit, dans une ruelle étroite et boueuse (on est content ne pas y marcher pieds nus). Le long de ce passage, quatre rangées de tables forment les allées du marché. Elles sont tenues par des mamans habillées de pagnes à la gloire du président Sassou Nguesso, qui surveillent jalousement leur marchandise. Dans la pénombre que les lampes à pétrole font danser, leurs visages ont quelque chose d’un peu sorcier.
On ne vend là que de la viande de brousse. Il y a par exemple de petits crocodiles appelés ngoki. Ils ne font pas plus de soixante-dix centimètres de long mais je ne leur confierais pas pour autant mon index. Une même ficelle solide relie leur museau - qu’elle maintient fermé - à leur queue ; pour les porter, on prend la ficelle au milieu, comme un sac à main. C’est le seul sac au monde qui cligne des yeux et mange du poulet.
Il y a de grands poissons bizarres, sans écailles et sans nageoires, avec de très petits yeux blancs à fleur de tête. Sur l’échelle de l’évolution, ils semblent s’être arrêtés au deuxième barreau, celui avec l’étiquette « Pléistocène ». On trouve aussi des antilopes à moitié découpées, des insectes, ou encore un gros ragondin vivant, solidement ligoté, qui agite vainement les pattes à côté d’un casier de chenilles.
Mais les plus charismatiques de tous sont les singes : après les avoir abattus, on les tond (ou bien on brûle leur pelage, je ne sais pas) et on les fait sécher. Sur leur étalage, avec leur corps glabre, leur petit visage émacié et leurs dents jaunâtres qui reflètent la flamme des lampes, ils ont la gueule de cauchemar d’un bébé vampire momifié.
L’ambiance, sur ce marché riche en horreurs, est étrangement légère. Les mamans nous interpellent gaiement, nous montrent fièrement leur marchandise. Elles s’amusent de nous voir patauger dans la bouillasse : « Mindele bazotambola na poto-poto ! Ça, c’est l’Afrique, Papa ! ». Oui, peut-être... Une Afrique, en tout cas. Celle où une lampe à pétrole suffit à transformer une jeune femme en sorcière et un singe séché en créature de l’enfer. Celle des marabouts, des masques étranges, des fétiches grimaçants et criblés de vieux clous. Cette même Afrique, peut-être, qui fit si peur à nos ancêtres colons qu’ils se sentirent obligés de lui apporter leur civilisation, leur rationalité, leur religion familières. Et qui, pourtant, rendit fous certains d’entre eux : car cette Afrique-là te prend par les certitudes, et c’est peut-être ce que nous, Européens, avons de plus fort et de plus fragile à la fois.
Je traîne un peu en arrière des copains. Je descends doucement l’allée avec l’impression vague que tout cela n’a pas changé depuis des siècles. Les mamans m’appellent ; un crocodile cligne des yeux ; les ombres vacillent ; un singe nu, noir, tordu projette à travers moi son regard aveugle. Mes pompes pleines d’eau font floc. Soudain je me sens très vivant.
On ne vend là que de la viande de brousse. Il y a par exemple de petits crocodiles appelés ngoki. Ils ne font pas plus de soixante-dix centimètres de long mais je ne leur confierais pas pour autant mon index. Une même ficelle solide relie leur museau - qu’elle maintient fermé - à leur queue ; pour les porter, on prend la ficelle au milieu, comme un sac à main. C’est le seul sac au monde qui cligne des yeux et mange du poulet.
Il y a de grands poissons bizarres, sans écailles et sans nageoires, avec de très petits yeux blancs à fleur de tête. Sur l’échelle de l’évolution, ils semblent s’être arrêtés au deuxième barreau, celui avec l’étiquette « Pléistocène ». On trouve aussi des antilopes à moitié découpées, des insectes, ou encore un gros ragondin vivant, solidement ligoté, qui agite vainement les pattes à côté d’un casier de chenilles.
Mais les plus charismatiques de tous sont les singes : après les avoir abattus, on les tond (ou bien on brûle leur pelage, je ne sais pas) et on les fait sécher. Sur leur étalage, avec leur corps glabre, leur petit visage émacié et leurs dents jaunâtres qui reflètent la flamme des lampes, ils ont la gueule de cauchemar d’un bébé vampire momifié.
L’ambiance, sur ce marché riche en horreurs, est étrangement légère. Les mamans nous interpellent gaiement, nous montrent fièrement leur marchandise. Elles s’amusent de nous voir patauger dans la bouillasse : « Mindele bazotambola na poto-poto ! Ça, c’est l’Afrique, Papa ! ». Oui, peut-être... Une Afrique, en tout cas. Celle où une lampe à pétrole suffit à transformer une jeune femme en sorcière et un singe séché en créature de l’enfer. Celle des marabouts, des masques étranges, des fétiches grimaçants et criblés de vieux clous. Cette même Afrique, peut-être, qui fit si peur à nos ancêtres colons qu’ils se sentirent obligés de lui apporter leur civilisation, leur rationalité, leur religion familières. Et qui, pourtant, rendit fous certains d’entre eux : car cette Afrique-là te prend par les certitudes, et c’est peut-être ce que nous, Européens, avons de plus fort et de plus fragile à la fois.
Je traîne un peu en arrière des copains. Je descends doucement l’allée avec l’impression vague que tout cela n’a pas changé depuis des siècles. Les mamans m’appellent ; un crocodile cligne des yeux ; les ombres vacillent ; un singe nu, noir, tordu projette à travers moi son regard aveugle. Mes pompes pleines d’eau font floc. Soudain je me sens très vivant.
de quoi cauchemarder pendant quelques jours...et peut-être trouver des singes grimaçants dans son placard ou sous son lit.
RépondreSupprimerretour à l'enfance ?
Non, ils ne font pas les Cookie Monster séchés au marché Dragage
RépondreSupprimerJ'aime le sac en croco tout frais !
RépondreSupprimer