jeudi 23 décembre 2010

[Vacances]


















Rendez-vous mi-janvier...

En attendant, joyeux Noël et bonana 2011 à tous ! Que Nzambe vous garde des mauvaises surprises, des chagrins inutiles, des importuns, des malpolis, des coups du sort et des épisodes neigeux.

mardi 21 décembre 2010

40 - Au marché Dragage



Quelque part dans Brazzaville, il y a le marché Dragage. Il se tient la nuit, dans une ruelle étroite et boueuse (on est content ne pas y marcher pieds nus). Le long de ce passage, quatre rangées de tables forment les allées du marché. Elles sont tenues par des mamans habillées de pagnes à la gloire du président Sassou Nguesso, qui surveillent jalousement leur marchandise. Dans la pénombre que les lampes à pétrole font danser, leurs visages  ont quelque chose d’un peu sorcier.

On ne vend là que de la viande de brousse. Il y a par exemple de petits crocodiles appelés ngoki. Ils ne font pas plus de soixante-dix centimètres de long mais je ne leur confierais pas pour autant mon index. Une même ficelle solide relie leur museau - qu’elle maintient fermé - à leur queue ; pour les porter, on prend la ficelle au milieu, comme un sac à main. C’est le seul sac au monde qui cligne des yeux et mange du poulet.

Il y a de grands poissons bizarres, sans écailles et sans nageoires, avec de très petits yeux blancs à fleur de tête. Sur l’échelle de l’évolution, ils semblent s’être arrêtés au deuxième barreau, celui avec l’étiquette « Pléistocène ». On trouve aussi des antilopes à moitié découpées, des insectes, ou encore un gros ragondin vivant, solidement ligoté, qui agite vainement les pattes à côté d’un casier de chenilles.

Mais les plus charismatiques de tous sont les singes : après les avoir abattus, on les tond (ou bien on brûle leur pelage, je ne sais pas) et on les fait sécher. Sur leur étalage, avec leur corps glabre, leur petit visage émacié et leurs dents jaunâtres qui reflètent la flamme des lampes, ils ont la gueule de cauchemar d’un bébé vampire momifié.

L’ambiance, sur ce marché riche en horreurs, est étrangement légère. Les mamans nous interpellent gaiement, nous montrent fièrement leur marchandise. Elles s’amusent de nous voir patauger dans la bouillasse : « Mindele bazotambola na poto-poto ! Ça, c’est l’Afrique, Papa ! ». Oui, peut-être... Une Afrique, en tout cas. Celle où une lampe à pétrole suffit à transformer une jeune femme en sorcière et un singe séché en créature de l’enfer. Celle des marabouts, des masques étranges, des fétiches grimaçants et criblés de vieux clous. Cette même Afrique, peut-être, qui fit si peur à nos ancêtres colons qu’ils se sentirent obligés de lui apporter leur civilisation, leur rationalité, leur religion familières. Et qui, pourtant, rendit fous certains d’entre eux : car cette Afrique-là te prend par les certitudes, et c’est peut-être ce que nous, Européens, avons de plus fort et de plus fragile à la fois.

Je traîne un peu en arrière des copains. Je descends doucement l’allée avec l’impression vague que tout cela n’a pas changé depuis des siècles. Les mamans m’appellent ; un crocodile cligne des yeux ; les ombres vacillent ; un singe nu, noir, tordu projette à travers moi son regard aveugle. Mes pompes pleines d’eau font floc. Soudain je me sens très vivant.

mercredi 15 décembre 2010

39 - Casimir Zoba dit Zao


Zao, malgré son nom de maître Zen japonais, est un chanteur brazzavillois, de son vrai nom Casimir Zoba. Ancien instituteur reconverti dans la chanson, il écrit depuis 30 ans des textes à l’humour fantaisiste, au fond parfois grave mais à la forme toujours souriante, qui contrastent fortement avec les déclarations d'amour à l'eau de rose des stars kinoises.

Une des marques de fabrique de Zao, c'est qu'il déguise ses textes. Le tragique s’y cache derrière le burlesque, la satire politique au détour d'un conte innocent. On passe son temps à se demander ce que dissimulent ses pitreries. Une des chansons qui l’ont fait connaître, au milieu des années 80, le montre bien. Elle s'appelle Ancien Combattant :


(on peut voir la chanson jouée en live à Paris )

Elle continue de me surprendre, cette chanson.

C’est un tirailleur sénégalais qu’on entend tout d’abord s’exprimer, dans un sabir volubile mêlé de termes militaires et de français tordu. Puis, après une bonne minute, le clairon s’éteint et le morceau change de direction. La caricature du tirailleur laisse la place à une guitare tournante, une batterie, des flûtes légères et répétitives. Et la voix ronde de Zao se met à énumérer les cadavres. Elle tue à tour de bras, cette voix ; elle énumère les morts les uns après les autres dans une succession  de plus en plus désordonnée d’images ; elle jette pêle-mêle à la fosse commune le peuple, les rois et les ministres, les footballeurs et la télé, le chat, les poules et jusqu’à lui-même.

On n’a pas l’habitude de ces répétitions, de ces accumulations, de cette simplicité presque candide. Il n’y a ni rimes, ni métrique, ni figures de style. Seulement ce rythme qui trucide tous les quatre temps une nouvelle personne, un nouvel animal, un nouvel objet. C'est juste et puissant. Quoi de plus monstrueux que cette machine monotone qui transforme les choses vivantes en cadavres absurdes ?

Il se posa peut-être à nouveau cette question, Zao, lorsque quelques années plus tard il dut se réfugier dans les forêts du Sud avec sa famille pour échapper à la guerre civile qui déchirait le Congo. Il y perdit un fils.

Aujourd'hui, on dit qu’il prépare un nouvel album dont le morceau principal sera une remise au goût du jour d’Ancien Combattant. Il l’aurait baptisée Nouveau Combattant. Ça a l’air simple… mais avec lui on ne sait jamais.

mardi 7 décembre 2010

38 - Au galop


J’ai commencé à m’entraîner pour le marathon du Kilimandjaro. D’après le programme de travail sans pitié que j’ai récupéré sur Internet, je dois me lever presque chaque matin pour galoper.

Sept heures. Il fait déjà jour depuis longtemps mais  l’air garde encore un peu de fraîcheur nocturne. Dans la rue qui monte en pente raide vers le fleuve, les marcheurs sur le trottoir défoncé s’écartent pour laisser passer le mundele qui court en soufflant fort, son chronomètre dans la main. Ils se demandent probablement pourquoi il s’inflige tout ça.

Je salue en passant les trois mamans assises sur le trottoir, toujours au même endroit. Elles ont devant elles des baguettes de pain et fabriquent des sandouiches en papotant. Je me demande qui leur en achète : cette partie du quartier est presque toujours déserte. Kinshasa est pleine de ces petits mystères.

Et puis j’arrive au fleuve. Sur la petite route qui court au bord de l’eau, il n’y a pas non plus grand-monde, mais je croise à chaque fois la même jeune fille congolaise. L’air bien nourri, bien habillée, elle promène deux petits chiens ébouriffés qu’elle abreuve sans discontinuer d’ordres contradictoires, criés fort avec une nuance d’hystérie. Viens ! Va chercher ! Reste ici ! Attention la voiture ! Assis ! Fais le beau ! Viens voir maman ! Pousse-toi !

Si j’étais un de ces deux cabots il y a longtemps que je l’aurais mordue.

Plus loin au long de cette petite route, entre le macadam et l’eau, il y a des tentes de militaires. Je ne suis pas très sûr de ce qu’ils font là. En tout cas, à cette heure là, ils se réveillent. Leur sac de couchage est encore dans l’herbe. La kalachnikov de travers autour du cou, ils vont pisser dans les hautes herbes en rotant puissamment. D’autres assis dans une chaise pliante discutent le bout de gras avec un civil de passage. Ils sont diablement moins intimidants que ceux du soir, qui sentent la bière à plusieurs mètres et parlent haut dans l’obscurité.

A ce stade, je suis très rouge mais bien réveillé. Sur la fin de mon premier tour, je croise encore une libanaise aux cheveux voilés, venue marcher ici pour commencer sa journée. Elle est toute pimpante dans son jogging rose vif.

Et puis je repars pour une nouvelle boucle. Les mamans sur le trottoir, le dragon et ses deux chiens, les militaires et la libanaise rose repassent l’un après l’autre. Le temps que je fasse mon tour ils se sont déplacés légèrement et ont perdu un peu en substance ; car à la longue, la course à pied transforme ton environnement en décor fluide et les passants en figurants sans épaisseur. Je suis au Congo et loin du Congo, presque complètement dilué dans l’air qui chauffe doucement ; tout passe autour de moi et comme à travers moi. Seuls restent accrochés dans ma mémoire les constantes de ce petit voyage circulaire, refrain familier de mes courses matinales, libanaise, dragon, clébards, mamans, sandouiches,

et militaires.