vendredi 5 février 2010

2 – La jungle

Il est sept heures et demie du matin. Vous êtes dans une voiture, complètement arrêtés depuis un quart d'heure, sur un grand boulevard à six voies, ou peut-être sept, ou huit ; de toute façon le marquage au sol n'est pas arrivé jusqu'ici. Des voitures devant, derrière, de tous côtés, à perte de vue. Seuls dans cette mer de ferraille, quatre pauvres flics sur les nerfs aggravent la situation avec de grands mouvements des bras. Le soleil déjà chaud grille le conducteur non climatisé. Les autoradios jouent de la rumba congolaise.

C'est la journée qui commence.

Je vous fais subir cela parce que la toute première chose qui frappe l'étranger fraîchement débarqué dans la capitale congolaise, c'est le trafic. Les routes de Kinshasa sont une jungle au milieu de laquelle on se prend à douter de l'humanité. On dirait deux troupeaux de gnous idiots qui se croiseraient dans un couloir. On dirait la Place de l'Etoile si elle était à double sens. C'est le chaos, dans sa forme la plus pure, la plus âpre, la plus klaxonnante.

Mais si le chauffeur kinois ne connaît pas de règles, la faute en revient d'abord à la route sur laquelle il se débat. Dans l'immense capitale, trois ou quatre axes seulement sont dans un état convenable, c'est-à-dire goudronnés avec plus de chaussée que de trous, et dotés de trottoirs. Et encore, certains sont en travaux depuis des mois. Ce sont les chinois qui y travaillent. On ne les voit presque jamais. Bref, ces axes-là étant les seuls praticables à plus de 10 km/h, tout le monde les emprunte, ce qui donne lieu à des embouteillages proprement monstrueux. Les premières fois, c'est assez amusant de constater par exemple qu'à force de manœuvres créatives, les conducteurs ont conçu une situation où deux flots qui prennent toute la largeur de la chaussée se bouchent mutuellement le chemin. Mais assez vite cela fatigue : on ne sait jamais combien de temps va prendre le trajet le plus simple.

Dans le reste peu ou pas goudronné de la ville, c'est la conduite primesautière. On ballotte gaiement sur son siège en se cognant la tête au plafond de la voiture. Terre battue, poussière, trous, trous, poussière, soleil brûlant à travers le pare-brise. Lorsqu'il pleut un peu, mares incertaines et bouillasse collante. Et à ce qu'il paraît, lorsqu'il pleut beaucoup, les voitures flottent. J'imagine un grand billard où la tôle vrombissante glisse sur les eaux marron parsemée de papiers gras et d'emballages de cigarettes Ambassade. Je suis impatient de voir ça. Je vous raconterai.

Et puis, il y a les roulages. Ce sont les agents de la circulation d'ici. Ils arborent un uniforme poussiéreux, un petit béret et, pour certains, un air revêche. Ils ont trop chaud. Ils sont très mal payés (quand ils le sont), et l'essentiel de leur subsistance vient du racket des automobilistes. Alors, forcément, le Mundele (blanc) dans une voiture est une victime idéale : le flic l'arrête sous un prétexte fallacieux, lui prend son permis, et ne le lui rend que si la proie paie. Ce n'est pas grand-chose, quelques dollars, et l'on sait bien que le roulage doit rapporter à manger à sa famille... Mais on ne peut se laisser plumer tout le temps comme un poulet, et les congolais ont développé une variété étonnante de techniques pour ne pas se faire avoir. Les principales :
  1. Palabrer. Il faut avoir le temps. Beaucoup de temps. Jusqu'à une heure et demie.
  2. Ne pas s'arrêter. Dangereux si le flic a une moto. La chance, c'est que parfois elle ne démarre pas.
  3. Ma préférée : la guerre psychologique. S'arrêter net lorsque le roulage vous le demande, en plein milieu de la route. Rester toutes écoutilles fermées en le laissant gueuler, pendant que derrière soi l'embouteillage se forme. Prendre les paris sur le temps au bout duquel il va craquer sous le concert d'injures et de klaxons.
Hélas, là encore, je résume. Il faudrait parler des vieux taxis-bus jaunes et bleus impossiblement chargés qui sillonnent la ville, de la complexité byzantine de leurs trajets, des arbres tombés sur la chaussée, des pauvres piétons... Mais je ne veux pas vous fatiguer ; il fait si chaud.

Retenons simplement : le kinois qui rentre du boulot peut mettre quinze minutes ou deux heures pour atteindre son logis. Le chauffeur qui vous dit au téléphone qu'il est presque arrivé peut ne jamais vous rejoindre. Quand vous partez quelque part, vous ne savez pas si vous y parviendrez (oui, il nous est arrivé d'abandonner).

C'est comme ça. Tout est comme ça. Face à cette incertitude, à ce flottement permanent, à l'insaisissable hasard des routes kinoises, il faut adopter la même attitude que beaucoup de congolais. Il faut être philosophe et rigolard, et il faut être patient. Patient infiniment.

Je crois que l'homme pressé ne survit pas ici bien longtemps. Ca tombe bien, nous ne le sommes pas. Nous avons un an devant nous : largement le temps d'arriver.

A bientôt !

6 commentaires:

  1. Vies parallèles : là-bas des gnous mécaniques et du margarinage de policiers, ici des spectacles de cirque et un glockenspiel bleu...
    Vive le désert de Heidegger !

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  2. mazeltof mon fils dans cette jungle....surtout si ils t'embêtent appelle tout de suite à la maison, ta mère accourt pour te sortir de là !

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  3. Tu oublies la stratégie du "je nie tout en bloc"

    Des papiers ? Non.
    Une voituwe ? Non plus.
    Je ne suis pas au volant, d'ailleurs je ne conduis jamais.
    Je ne vous pawle pas.
    Je ne suis pas en twain de wedémawer.
    Qui ça se fait la malle ?!?

    Non, non, non.

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  4. Comme c'est vrai, les routes c'est très souvent la première chose qu'on vit en arrivant quelque part et c'est tellement révélateur:)

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  5. Haha! Et la photo, elle est de toi? Les jambes rouges qui dépassent, avec les pieds bien relevés-crispés pour ne pas laisser s'envoler ses baskets??

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  6. Marie : Hélas non... Mais je l'aime bien

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