lundi 1 mars 2010

5 – Poésie des kinois

[Désolé pour le retard de publication, mon ordi a passé le week-end à l'ambassade américaine. Moi pas, c'est toujours ça]

 

 
Visuellement, Kinshasa n'est pas une belle ville. Elle offre aux premiers regards des rues sales et poussiéreuses. Au sol des marchés, papiers gras et ordures font une mer grisâtre dans laquelle, au début, on ne s'aventure qu'à regret. Dans la Gombe, qui est le quartier des affaires, des administrations et des résidences de Mundele, les rares tours de la ville s'effritent doucement au soleil, laissant voir çà et là leur squelette d'acier.  Tout est décrépit, borgne, cassé, passé, incomplet ; les bâtiments et les voitures ; le mobilier et la voirie ; les objets de plastique multicolore moulés en Chine et que l'on trouve ici partout. 

Ca doit être bien triste, me direz-vous. 

Pas du tout. 

Ces cahutes en ruine, ces rues défoncées sont animées d'une énergie étonnante. La foule bouillonnante des quartiers de la cité déborde d'activité. C'est un concert de cris, de klaxons, de négociations inabouties, de pleurs d'enfants, de disputes et de bêlements, dominé de temps en temps par le bruit de bouche bizarre des vendeurs d' « eau pire » qui fait un peu comme une paille bouchée. Dans ce cauchemar d'agoraphobe, les couleurs vont, viennent et se mélangent. Pagnes des femmes, publicités pour la bière, enseignes peintes à même le mur des cahutes, taxis-bus jaunes et bleus omniprésents et puis, partout, brun noir profond des peaux. C'est beau à voir et c'est follement vivant. 

Ce n'est pas pour autant un monde facile. Les conditions de vie d'une grande majorité de congolais sont extrêmement pénibles. Certains se lèvent à 4 heures du matin pour venir à pied au centre ville depuis leur quartier périphérique. Ils font pour cela 8 kilomètres en poussant leur charrette chargée ras-la-gueule de bidons, de ferraille, de bois, de bouffe : ils vont pieds nus dans la bouillasse gagner le pain du jour. A la fin de la journée, ils font le chemin dans l'autre sens avec quelques milliers de francs en poche. D'autres, qui ont mieux réussi, ont un travail régulier dans un bureau quelconque. On les voit le matin sur la route, entassés à vingt dans les taxi-bus trompe-la-mort qui les emmènent au boulot. Tous les jours, tous les jours, tous les jours. Et tous trouvent encore l'énergie pour danser. Leur courage force le respect.

C'est peut-être par réaction à ce quotidien si rude que les congolais cultivent avec bonheur trois qualités : le sens du merveilleux, celui du sacré, et celui de la formule. Pour le voir il suffit de se promener deux minutes. Leur boutique croulante s'appelle Etablissements Phénoménal, leur taxi pourri est estampillé Jésus Ma Route ou Toujours de l'Avant. Leurs clubs de foot sont le Tout-Puissant Mazembe ou le Sa Majesté Sanga Balende. Les groupes qui accompagnent les chanteurs de rumba ne sont pas en reste. Au Congo, on écoute le Wengé Musica Bon Chic Bon Genre, son concurrent le Wengé Musica Maison Mère, Le Tout-Puissant OK Jazz ou La Reine du Mutwashi. Le quotidien déborde de ces petites surprises. Une foule de noms ronflants, d'expressions inattendues, d'enluminures pompeuses colore le paysage. Le rend drôle. Le rend supportable.

Voyant cela, moi l'Européen, nourri dès l'enfance de pragmatisme et de marketing sophistiqué, j'ai parfois envie de dire avec une pointe de condescendance amusée : « comme c'est naïf ». Ce n'est pas naïf. Quand on y réfléchit bien, c'est un grand pouvoir : celui d'enchanter son monde. C'est la capacité à faire d'un environnement qui croule de partout un lieu vivable et même joli. C'est le contraire du cynisme. Et au fait, la poésie, c'est exactement ça, non ?

11 commentaires:

  1. Cher Monsieur le chroniqueur, comme dirait Dieu : " si votre parlage se rapporte à votre jambage, vous êtes le Joaquin Phoenix de ces cahutes ".
    Encore merci et à la prochaine.

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  2. ayest, je sors de ma torpeur pour poser une question a mille balles. Est ce que les congolais manient aussi bien le sens de la formule dans leurs conversations?
    Sinon, ce que t'écris, c'est bien.

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  3. ouf me voilà rassurée. un week end sans chronique et le monde était devenu tout gris.
    encore du soleil et merci

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  4. Y a pas à dire, tu as le sens de l'écriture!!En lisant ton texte, des images indiennes me viennent à l'esprit, arent'they??Biz

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  5. @benoit
    C'est sûr, la parole ici a une valeur différente de ce qu'on connaît en Europe...

    @Zine Tine
    Y a au moins un point commun : quand tu demandes ta route et que le mec sait pas, il improvise une conférence dans la rue pour t'aider (et en général tu finis aussi perdu qu'au départ)

    @les autres
    merci...

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  6. @tention, tu vas bientôt mettre des smileys dans tes messages
    h@h@h@h@h@

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  7. C'est toi le poete mon pote,

    Tes chroniques elles me bottent !

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  8. Des vendeurs "d'eau pire"? Qui te transfusent le liquide à la paille dans la bouche?

    Bêêêê!

    Ecoute bien ta maman hein! Pas d'eau pire au détour du carrefour!

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  9. La poésie, ami, c'est un four à brûler le réel.
    Et c'est pas moi qui l'ai dit, c'est Pierre Reverdy. Comme quoi tous les Pierre ne sont pas des imbéciles.
    Mais il a aussi dit autre chose que je vous livre sans trompettes, en ce lieu discret de notes de bas de page.
    Pierre Reverdy a dit (et vous verrez que notre chroniqueur y trouve un renfort inattendu):

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  10. "La pôésie pourrait bien être, en fin de compte, de tous les arts, le plus inavouable ; je pense que, pour beaucoup, elle n'est pas autre chose qu'un alibi, une sorte d'expédient pour se maintenir en porte à faux entre deux échelons de la vie sous toutes ses formes - sociale, sentimentale, matérielle. (...)
    Il s'agit enfin de se sauver sans se perdre - bref, il s'agit de vivre à côté - c'est bien ce que je disais."
    Pouf-pouf.
    C'est bien ce que tu disais, non ?

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  11. Merci à tous pour vos commentaires.
    L'eau pire est dans des petits sachets en plastoc, on la boit sans paille, et Reverdy a bien raison.

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